Encyclique Spe Salvi du pape
Benoît XVI |
|
Cité du Vatican, le 30 novembre 2007 -
(E.S.M.)
- Le Vatican publie ce midi le texte officiel de l'encyclique du
pape Benoît XVI, "Spe Salvi", inspirée de la lettre aux Romains (8,24),
"dans l'Espérance, nous avons tous été sauvés".
|
Le pape Benoît XVI
Encyclique Spe Salvi du pape Benoît XVI
Le Vatican publie ce midi le texte officiel de l'encyclique du pape Benoît
XVI, "Spe Salvi", inspirée de la lettre au Romain
(8,24), "c'est dans l'Espérance, que nous sommes sauvés".
Benoît XVI explique que "Espérance" est l'équivalent de "Foi". Le
Saint Père
nous explique en quoi consiste cette espérance qui pour nous chrétiens, est
"Rédemption".
LETTRE ENCYCLIQUE
SPE SALVI
DU SOUVERAIN PONTIFE
BENOÎT XVI
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ESPÉRANCE CHRÉTIENNE
TABLE
Introduction [1]
La foi est espérance [2-3]
Le concept d'espérance fondée sur la foi, dans le Nouveau
Testament et dans l'Église primitive [4-9]
La vie éternelle – qu'est-ce que c'est ? [10-12] .
L'espérance chrétienne est-elle individualiste ?
[13-15]
La transformation de la foi-espérance chrétienne
dans les temps modernes [16-23] .
La vraie physionomie de l'espérance chrétienne
[24-31]
« Lieux » d'apprentissage et d'exercice de
l'espérance [32 - 48]
I. La prière comme école de l'espérance [32-34]
II. Agir et souffrir comme lieux d'apprentissage et
d'exercice de l'espérance [35-40]
III. Le Jugement comme lieu d'apprentissage et
d'exercice de l'espérance [41-48]
Marie, étoile de l'espérance [49-50]
Introduction
1. « SPE SALVI facti sumus » – c'est dans l'Espérance,
que nous sommes sauvés,
dit saint Paul aux Romains et à nous aussi
(Rm 8, 24). Selon la foi
chrétienne, la « rédemption », le salut n'est pas un simple donné de fait.
La rédemption nous est offerte en ce sens que nous a été donnée l'espérance,
une espérance fiable, en vertu de laquelle nous pouvons affronter notre
présent: le présent, même un présent pénible, peut être vécu et accepté s'il
conduit vers un terme et si nous pouvons être sûrs de ce terme, si ce terme
est si grand qu'il peut justifier les efforts du chemin. Maintenant, une
question s'impose immédiatement: mais de quel genre d'espérance s'agit-il
pour pouvoir justifier l'affirmation selon laquelle, à partir d'elle, et
simplement parce qu'elle existe, nous sommes rachetés ? Et de quel genre de
certitude est-il question ?
La foi est espérance
2. Avant de nous consacrer à ces questions, aujourd'hui particulièrement
fréquentes, nous devons écouter encore un peu plus attentivement le
témoignage de la Bible sur l'espérance. De fait « espérance » est un mot
central de la foi biblique – au point que, dans certains passages, les mots
« foi » et « espérance » semblent interchangeables. Ainsi, la Lettre aux
Hébreux lie étroitement à la « plénitude de la foi »
(10, 22) «
l'indéfectible profession de l'espérance »
(10, 23). De même, lorsque la
Première Épître de Pierre exhorte les chrétiens à être toujours prêts à
rendre une réponse à propos du logos – le sens et la raison – de leur
espérance (cf. 3, 15), « espérance » est équivalent de « foi ». Ce qui a été
déterminant pour la conscience des premiers chrétiens, à savoir le fait
d'avoir reçu comme don une espérance crédible, se manifeste aussi là où est
mise en regard l'existence chrétienne avec la vie avant la foi, ou avec la
situation des membres des autres religions. Paul rappelle aux Éphésiens que,
avant leur rencontre avec le Christ, ils étaient « sans espérance et sans
Dieu dans le monde » (cf. Ep 2, 12). Naturellement, il sait qu'ils avaient
eu des dieux, qu'ils avaient eu une religion, mais leurs dieux s'étaient
révélés discutables et, de leurs mythes contradictoires, n'émanait aucune
espérance. Malgré les dieux, ils étaient « sans Dieu » et, par conséquent,
ils se trouvaient dans un monde obscur, devant un avenir sombre. « In nihil
ab nihilo quam cito recidimus » (Du rien dans le rien, combien souvent nous
retombons), 1 dit une épitaphe de l'époque – paroles dans lesquelles apparaît
sans ambiguïté ce à quoi Paul fait référence. C'est dans le même sens qu'il
dit aux Thessaloniciens: vous ne devez pas être « abattus comme les autres,
qui n'ont pas d'espérance » (1 Th 4, 13). Ici aussi, apparaît comme élément
caractéristique des chrétiens le fait qu'ils ont un avenir: ce n'est pas
qu'ils sachent dans les détails ce qui les attend, mais ils savent de
manière générale que leur vie ne finit pas dans le néant. C'est seulement
lorsque l'avenir est assuré en tant que réalité positive que le présent
devient aussi vivable. Ainsi, nous pouvons maintenant dire: le christianisme
n'était pas seulement une « bonne nouvelle » – la communication d'un contenu
jusqu'à présent ignoré. Dans notre langage, nous dirions: le message
chrétien n'était pas seulement « informatif », mais « performatif ». Cela
signifie que l'Évangile n'est pas uniquement une communication d'éléments
que l'on peut connaître, mais une communication qui produit des faits et qui
change la vie. La porte obscure du temps, de l'avenir, a été ouverte toute
grande. Celui qui a l'espérance vit différemment; une vie nouvelle lui a
déjà été donnée.
3. Maintenant se pose la question suivante: en quoi consiste cette espérance
qui, comme espérance, est « rédemption »? En fait: le cœur même de la
réponse est donné dans le passage de la Lettre aux Éphésiens cité
précédemment: avant leur rencontre avec le Christ, les Éphésiens étaient
sans espérance, parce qu'ils étaient « sans Dieu dans le monde ». Parvenir à
la connaissance de Dieu, le vrai Dieu, cela signifie recevoir l'espérance.
Pour nous qui vivons depuis toujours avec le concept chrétien de Dieu et qui
nous y sommes habitués, la possession de l'espérance, qui provient de la
rencontre réelle avec ce Dieu, n'est presque plus perceptible. L'exemple
d'une sainte de notre temps peut en quelque manière nous aider à comprendre
ce que signifie rencontrer ce Dieu, pour la première fois et réellement. Je
pense à l'Africaine Joséphine Bakhita, canonisée par le Pape Jean-Paul II.
Elle était née vers 1869 – elle ne savait pas elle-même la date exacte –
dans le Darfour, au Soudan. À l'âge de neuf ans, elle fut enlevée par des
trafiquants d'esclaves, battue jusqu'au sang et vendue cinq fois sur des
marchés soudanais. En dernier lieu, comme esclave, elle se retrouva au
service de la mère et de la femme d'un général, et elle fut chaque jour
battue jusqu'au sang; il en résulta qu'elle en garda pour toute sa vie 144
cicatrices. Enfin, en 1882, elle fut vendue à un marchand italien pour le
consul italien Callisto Legnani qui, face à l'avancée des mahdistes, revint
en Italie. Là, après avoir été jusqu'à ce moment la propriété de « maîtres »
aussi terribles, Bakhita connut un « Maître » totalement différent – dans le
dialecte vénitien, qu'elle avait alors appris, elle appelait « Paron » le
Dieu vivant, le Dieu de Jésus Christ. Jusqu'alors, elle n'avait connu que
des maîtres qui la méprisaient et qui la maltraitaient, ou qui, dans le
meilleur des cas, la considéraient comme une esclave utile. Cependant, à
présent, elle entendait dire qu'il existait un « Paron » au- dessus de tous
les maîtres, le Seigneur des seigneurs, et que ce Seigneur était bon, la
bonté en personne. Elle apprit que ce Seigneur la connaissait, elle aussi,
qu'il l'avait créée, elle aussi – plus encore qu'il l'aimait. Elle aussi
était aimée, et précisément par le « Paron » suprême, face auquel tous les
autres maîtres ne sont, eux- mêmes, que de misérables serviteurs. Elle était
connue et aimée, et elle était attendue. Plus encore, ce Maître avait
lui-même personnellement dû affronter le destin d'être battu et maintenant
il l'attendait « à la droite de Dieu le Père ». Désormais, elle avait une «
espérance » – non seulement la petite espérance de trouver des maîtres moins
cruels, mais la grande espérance: je suis définitivement aimée et quel que
soit ce qui m'arrive, je suis attendue par cet Amour. Et ainsi ma vie est
bonne. Par la connaissance de cette espérance, elle était « rachetée », elle
ne se sentait plus une esclave, mais une fille de Dieu libre. Elle
comprenait ce que Paul entendait lorsqu'il rappelait aux Éphésiens qu'avant
ils étaient sans espérance et sans Dieu dans le monde – sans espérance parce
que sans Dieu. Aussi, lorsqu'on voulut la renvoyer au Soudan, Bakhita
refusa-t- elle; elle n'était pas disposée à être de nouveau séparée de son «
Paron ». Le 9 janvier 1890, elle fut baptisée et confirmée, et elle fit sa
première communion des mains du Patriarche de Venise. Le 8 décembre 1896, à
Vérone, elle prononça ses vœux dans la Congrégation des Sœurs canossiennes
et, dès lors – en plus de ses travaux à la sacristie et à la porterie du
couvent –, elle chercha surtout dans ses différents voyages en Italie à
appeler à la mission: la libération qu'elle avait obtenue à travers la
rencontre avec le Dieu de Jésus Christ, elle se sentait le devoir de
l'étendre, elle devait la donner aussi aux autres, au plus grand nombre de
personnes possible. L'espérance, qui était née pour elle et qui l'avait «
rachetée », elle ne pouvait pas la garder pour elle; cette espérance devait
rejoindre beaucoup de personnes, elle devait rejoindre tout le monde.
Le concept d'espérance fondée sur la foi, dans
le Nouveau Testament et dans l'Église primitive
4. Avant d'affronter la question de savoir si la rencontre avec le Dieu qui,
dans le Christ, nous a montré son Visage et qui a ouvert son Cœur peut être
aussi pour nous non seulement de type « informatif », mais aussi «
performatif », à savoir si elle peut transformer notre vie de manière que
nous nous sentions rachetés par l'espérance que cette rencontre exprime,
revenons encore à l'Église primitive. Il n'est pas difficile de se rendre
compte que l'expérience de la petite esclave africaine Bakhita a été aussi
l'expérience de nombreuses personnes battues et condamnées à l'esclavage à
l'époque du christianisme naissant. Le christianisme n'avait pas apporté un
message social révolutionnaire comme celui de Spartacus, qui, dans des
luttes sanglantes, avait échoué. Jésus n'était pas Spartacus, il n'était pas
un combattant pour une libération politique, comme Barabbas ou Bar-Khoba. Ce
que Jésus, personnellement mort sur la croix, avait apporté était quelque
chose de totalement différent: la rencontre avec le Seigneur de tous les
seigneurs, la rencontre avec le Dieu vivant, et ainsi la rencontre avec
l'espérance qui était plus forte que les souffrances de l'esclavage et qui,
de ce fait, transformait de l'intérieur la vie et le monde. Ce qui était
advenu de nouveau apparaît avec une plus grande évidence dans la Lettre de
saint Paul à Philémon. Il s'agit d'une lettre très personnelle, que Paul
écrit dans sa prison et qu'il confie à l'esclave fugitif Onésime pour son
maître – Philémon précisément. Oui, Paul renvoie l'esclave à son maître, de
chez qui il avait fui, et il le fait non pas en ordonnant, mais en priant: «
J'ai quelque chose à te demander pour mon enfant à qui, dans ma prison, j'ai
donné la vie du Christ. Je te le renvoie, lui qui est une part de
moi-même... S'il a été éloigné de toi pendant quelque temps, c'est peut-être
pour que tu le retrouves définitivement, non plus comme un esclave, mais,
bien mieux qu'un esclave, comme un frère bien-aimé »
(Phm 10-16). Les hommes
qui, selon leur condition sociale, ont entre eux des relations de maîtres et
d'esclaves, en tant que membres de l'unique Église, sont devenus frères et
sœurs les uns des autres – c'est ainsi que les chrétiens se nomment les uns
les autres. En vertu du Baptême, ils avaient été régénérés, ils s'étaient
abreuvés du même Esprit et ils recevaient ensemble, côte à côte, le Corps du
Seigneur. Même si les structures extérieures demeuraient identiques, cela
changeait la société, de l'intérieur. Si la Lettre aux Hébreux dit que les
chrétiens n'ont pas ici-bas une demeure stable, mais qu'ils cherchent la
demeure future (cf. He 11, 13-16: Ph 3, 20), cela est tout autre qu'un
simple renvoi à une perspective future: la société présente est considérée
par les chrétiens comme une société imparfaite; ils appartiennent à une
société nouvelle, vers laquelle ils sont en chemin et qui, dans leur
pèlerinage, est déjà anticipée.
5. Nous devons ajouter encore un autre point de vue. La Première Lettre aux
Corinthiens (1, 18-31) nous montre qu'une bonne part des premiers chrétiens
appartenaient aux couches sociales basses et, précisément pour cela, étaient
disposés à faire l'expérience de la nouvelle espérance, comme nous l'avons
vu dans l'exemple de Bakhita. Cependant, depuis les origines, il y avait
aussi des conversions dans les couches aristocratiques et cultivées,
puisqu'elles vivaient, elles aussi, « sans espérance et sans Dieu dans le
monde ». Le mythe avait perdu sa crédibilité; la religion d'État romaine
s'était sclérosée en un simple cérémonial, qui était exécuté
scrupuleusement, mais qui était seulement réduit désormais à une « religion
politique ». Le rationalisme philosophique avait cantonné les dieux dans le
champ de l'irréel. Le Divin était vu sous différentes formes dans les forces
cosmiques, mais un Dieu que l'on pouvait prier n'existait pas. Paul illustre
la problématique essentielle de la religion d'alors de manière
particulièrement appropriée, lorsqu'il oppose à la vie « selon le Christ »
une vie sous la seigneurie des « éléments du cosmos »
(cf. Col 2, 8). Dans
cette perspective, un texte de saint Grégoire de Nazianze peut être
éclairant. Il dit que le moment où les mages, guidés par l'étoile, adorèrent
le nouveau roi, le Christ, marqua la fin de l'astrologie, parce que
désormais les étoiles tournaient selon l'orbite déterminée par le Christ.
2
De fait, dans cette scène, est inversée la conception du monde d'alors qui,
sous une forme différente, est en vogue encore aujourd'hui. Ce ne sont pas
les éléments du cosmos, les lois de la matière qui, en définitive,
gouvernent le monde et l'homme, mais c'est un Dieu personnel qui gouverne
les étoiles, à savoir l'univers; ce ne sont pas les lois de la matière et de
l'évolution qui sont l'instance ultime, mais la raison, la volonté, l'amour
– une Personne. Et si nous connaissons cette Personne et si elle nous
connaît, alors vraiment l'inexorable pouvoir des éléments matériels n'est
plus l'instance ultime; alors nous ne sommes plus esclaves de l'univers et
de ses lois, alors nous sommes libres. Dans l'antiquité, une telle
conscience a déterminé les esprits en recherche sincère. Le ciel n'est pas
vide. La vie n'est pas un simple produit des lois et des causalités de la
matière, mais, en tout et en même temps, au-dessus de tout, il y a une
volonté personnelle, il y a un Esprit qui, en Jésus, s'est révélé comme
Amour. 3
6. Les sarcophages des débuts du christianisme illustraient de manière
visible cette conception devant la mort, face à laquelle la question
concernant la signification de la vie devient inévitable. La figure du
Christ est interprétée sur les sarcophages antiques surtout au moyen de deux
images: celle du philosophe et celle du pasteur. Par philosophie, à
l'époque, on n'entendait pas, en général, une discipline académique
difficile telle qu'elle se présente aujourd'hui. Le philosophe était plutôt
celui qui savait enseigner l'art essentiel: l'art d'être homme de manière
droite – l'art de vivre et de mourir. Depuis longtemps déjà, les hommes
s'étaient certainement rendu compte qu'une grande partie de ceux qui
circulaient comme philosophes, comme maîtres de vie, était seulement des
charlatans qui, par leurs paroles, se procuraient de l'argent, tandis qu'ils
n'avaient rien à dire sur la vie véritable. On cherchait d'autant plus le
vrai philosophe qui saurait indiquer vraiment la voie de la vie. Vers la fin
du troisième siècle, nous trouvons pour la première fois à Rome, sur le
sarcophage d'un enfant, dans le contexte de la résurrection de Lazare, le
Christ comme figure du vrai philosophe qui, dans une main, tient l'Évangile
et, dans l'autre, le bâton de voyage du philosophe. Avec son bâton, il est
vainqueur de la mort; l'Évangile apporte la vérité que les philosophes
itinérants avaient cherchée en vain. Dans cette image, qui est restée dans
l'art des sarcophages durant une longue période, il est évident que les
personnes cultivées comme les personnes simples reconnaissaient le Christ:
il nous dit qui, en réalité, est l'homme et ce qu'il doit faire pour être
vraiment homme. Il nous indique la voie et cette voie est la vérité. Il est
lui-même à la fois l'une et l'autre, et donc il est aussi la vie dont nous
sommes tous à la recherche. Il indique aussi la voie au delà de la mort;
seul celui qui est en mesure de faire ainsi est un vrai maître de vie. La
même chose est visible dans l'image du pasteur. Comme dans la représentation
du philosophe, l'Église primitive pouvait aussi, dans la figure du pasteur,
se rattacher à des modèles existant dans l'art romain. Dans ce dernier, le
pasteur était en général l'expression du rêve d'une vie sereine et simple,
dont les gens avaient la nostalgie dans la confusion de la grande ville.
L'image était alors perçue dans le cadre d'un scénario nouveau qui lui
conférait un contenu plus profond: « Le Seigneur est mon berger: je ne
manque de rien. Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun
mal, car tu es avec moi » (Ps 22 [23], 1. 4). Le vrai pasteur est Celui qui
connaît aussi la voie qui passe par les ravins de la mort; Celui qui marche
également avec moi sur la voie de la solitude ultime, où personne ne peut
m'accompagner, me guidant pour la traverser: Il a parcouru lui-même cette
voie, il est descendu dans le royaume de la mort, il l'a vaincu et il est
maintenant revenu pour nous accompagner et pour nous donner la certitude
que, avec Lui, on trouve un passage. La conscience qu'existe Celui qui
m'accompagne aussi dans la mort et qui, « avec son bâton, me guide et me
rassure », de sorte que « je ne crains aucun mal »
(Ps 22 [23], 4), telle
était la nouvelle « espérance » qui apparaissait dans la vie des croyants.
7. Nous devons encore une fois revenir au Nouveau Testament. Dans le onzième
chapitre de la Lettre aux Hébreux (v. 1), on trouve une sorte de définition
de la foi, qui relie étroitement cette vertu à l'espérance. Autour de la
parole centrale de cette phrase, s'est créée, depuis la Réforme, une
discussion entre les exégètes, où semble s'ouvrir aujourd'hui la voie à une
interprétation commune. Pour le moment, je laisse cette parole centrale non
traduite: la phrase sonne donc ainsi: « La foi est l'hypostasis des biens
que l'on espère, la preuve des réalités qu'on ne voit pas ». Pour les Pères
et pour les théologiens du Moyen-Âge, il était clair que la parole grecque
hypostasis devait être traduite en latin par le terme substantia. La
traduction latine du texte, née dans l'Église antique, dit donc: « Est autem
fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium » – la foi
est la « substance » des réalités à espérer; la preuve des réalités qu'on ne
voit pas. Utilisant la terminologie de la tradition philosophique dans
laquelle il se trouve, Thomas d'Aquin 4 l'explique ainsi: la foi est un «
habitus », c'est-à-dire une disposition constante de l'esprit, grâce à
laquelle la vie éternelle prend naissance en nous et grâce à laquelle la
raison est portée à consentir à ce qu'elle ne voit pas. Le concept de «
substance » est donc modifié dans le sens que, par la foi, de manière
initiale, nous pourrions dire « en germe » – donc selon la « substance » –
sont déjà présents en nous les biens que l'on espère – la totalité, la vraie
vie. Et c'est précisément parce que les biens eux-mêmes sont déjà présents
que la présence de ce qui se réalisera crée également la certitude: ces «
biens » qui doivent venir ne sont pas encore visibles dans le monde
extérieur (ils « n'apparaissent » pas), mais en raison du fait que, comme
réalité initiale et dynamique, nous les portons en nous, naît déjà
maintenant une certaine perception de ces biens. À Luther, pour qui la
Lettre aux Hébreux comme telle n'était pas très sympathique, le concept de «
substance », dans le contexte de sa vision de la foi, ne disait rien. C'est
pourquoi il comprit le terme hypostase/substance non dans le sens objectif
(de réalité présente en nous), mais dans le sens subjectif, comme expression
d'une disposition et, par conséquent, il dut naturellement comprendre aussi
le terme argumentum comme une disposition du sujet. Cette interprétation
s'est affermie au vingtième siècle – au moins en Allemagne – même dans
l'exégèse catholique, de sorte que la traduction œcuménique du Nouveau
Testament en langue allemande, approuvée par les Évêques, dit: « Glaube aber
ist: Feststehen in dem, was man erhofft, Überzeugstein von dem, was man
nicht sieht » (La foi consiste à être ferme en ce que l'on espère, à être
convaincu de ce que l'on ne voit pas). En soi, cela n'est pas faux, mais ce
n'est pas cependant le sens du texte, parce que le terme grec utilisé (elenchos)
n'a pas la valeur subjective de « conviction », mais la valeur objective de
« preuve ». Donc, l'exégèse protestante récente est justement parvenue à une
conviction différente: « Maintenant, on ne peut plus cependant mettre en
doute que cette interprétation protestante, devenue classique, est
insoutenable ». 5 La foi n'est pas seulement une tension personnelle vers les
biens qui doivent venir, mais qui sont encore absents; elle nous donne
quelque chose. Elle nous donne déjà maintenant quelque chose de la réalité
attendue, et la réalité présente constitue pour nous une « preuve » des
biens que nous ne voyons pas encore. Elle attire l'avenir dans le présent,
au point que le premier n'est plus le pur « pas encore ». Le fait que cet
avenir existe change le présent; le présent est touché par la réalité
future, et ainsi les biens à venir se déversent sur les biens présents et
les biens présents sur les biens à venir.
8. Cette explication est renforcée ultérieurement et elle se rapporte à la
vie concrète si nous considérons le verset 34 du chapitre 10 de la Lettre
aux Hébreux qui, en ce qui concerne l'aspect linguistique et le contenu, est
lié à la définition d'une foi remplie d'espérance et qui la prépare. Ici,
l'auteur parle aux croyants qui ont subi l'expérience de la persécution et
il leur dit: « Vous avez pris part aux souffrances des prisonniers; vous
avez accepté avec joie la spoliation de vos biens (hyparchoton – Vulgate:
bonorum), sachant que vous étiez en possession de biens meilleurs (hyparxin
– Vulgate: substantiam) et stables. « Hyparchonta » sont les propriétés, ce
qui, dans la vie terrestre, constitue le fondement, à savoir la base, la «
substance » pour la vie, sur laquelle on compte. Cette « substance », la
sécurité normale dans la vie, a été enlevée aux chrétiens au cours des
persécutions. Ils ont supportées ces dernières parce qu'ils considéraient
cependant cette substance matérielle comme passagère. Ils pouvaient
l'abandonner, parce qu'ils avaient trouvé une « base » meilleure pour leur
existence – une base qui demeure et que personne ne peut enlever. On ne peut
pas ne pas voir le lien qui court entre ces deux sortes de « substance »,
entre le fondement, ou base matérielle, et l'affirmation de la foi comme «
base », comme « substance » qui demeure. La foi confère à la vie une base
nouvelle, un nouveau fondement sur lequel l'homme peut s'appuyer et ainsi le
fondement habituel, la fiabilité du rendement matériel, justement se
relativise. Il se crée une nouvelle liberté face à ce fondement de la vie,
qui est seule apparemment en mesure de l'entretenir, même si sa
signification normale n'est certainement pas niée. Cette nouvelle liberté,
la conscience de la nouvelle « substance » qui nous a été donnée, ne s'est
pas révélée seulement dans le martyre, où les personnes se sont opposées au
pouvoir extrême de l'idéologie et de ses organes politiques, et qui, par
leur mort, ont renouvelé le monde. Elle s'est manifestée surtout dans les
grands renoncements à partir des moines de l'antiquité jusqu'à François
d'Assise et aux personnes de notre époque qui, dans les Ordres modernes et
dans les Mouvements religieux, par amour pour le Christ, ont tout laissé
pour porter aux hommes la foi et l'amour du Christ, pour aider les personnes
qui souffrent dans leur corps et dans leur âme. Là, la nouvelle « substance » s'est montrée réellement comme la « substance »; de l'espérance
des personnes touchées par le Christ a jailli l'espérance pour d'autres qui
vivaient dans les ténèbres et sans espérance. Là s'est vérifié que cette
nouvelle vie possède vraiment la « substance » et qu'elle est une «
substance » qui suscite la vie pour les autres. Pour nous qui regardons ces
figures, leur agir et leur façon de vivre sont de fait une « preuve » des
biens à venir; la promesse du Christ n'est pas seulement une réalité
attendue, mais une véritable présence: Il est vraiment le « philosophe » et
le « pasteur » qui nous indique ce qu'est la vie et où elle est.
9. Pour comprendre plus en profondeur cette
réflexion sur les deux espèces de substance
– hypostasis et hyparchonta – et sur les deux modes de vie qu'elles
expriment, nous devons réfléchir encore brièvement sur deux paroles
concernant cet argument, qui se trouvent dans le dixième chapitre de la
Lettre aux Hébreux. Il s'agit des paroles hypomone
(10, 36) et hypostole
(10, 39).
Hypomone se traduit normalement par « patience » – persévérance, constance.
Savoir attendre en supportant patiemment les épreuves est nécessaire au
croyant pour pouvoir « obtenir la réalisation de la promesse »
(cf. 10, 36).
Dans l'ambiance religieuse du judaïsme antique, cette parole était utilisée
de manière expresse pour parler de l'attente de Dieu qui caractérise Israël:
à savoir persévérer dans la fidélité à Dieu, en se fondant sur la certitude
de l'Alliance, dans un monde qui est en opposition à Dieu. Ainsi, la parole
indique une espérance vécue, une vie fondée sur la certitude de l'espérance.
Dans le Nouveau Testament, cette attente de Dieu, le fait d'être du côté de
Dieu, prend une nouvelle signification: dans le Christ, Dieu s'est
manifesté. Il nous a communiqué désormais la « substance » des biens à
venir, et l'attente de Dieu obtient ainsi une nouvelle certitude. Elle est
attente des biens à venir à partir d'un présent déjà donné. En présence du
Christ, avec le Christ présent, elle est attente que se complète son Corps,
dans la perspective de sa venue définitive. Au contraire, par hypostole
est exprimé le fait de s'éloigner de celui qui n'ose pas dire ouvertement et
avec franchise la vérité, qui est peut-être dangereuse. Se cacher devant les
hommes par esprit de crainte par rapport à eux conduit à la « perdition »
(He 10, 39). « Ce n'est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, mais un
esprit de force, d'amour et de sagesse » – c'est ainsi que, par une belle
expression, la Seconde Lettre à Timothée (1, 7) caractérise l'attitude
fondamentale du chrétien.
La vie éternelle – qu'est-ce que c'est ?
10. Jusqu'à présent, nous avons parlé de la foi et de l'espérance dans le
Nouveau Testament et aux origines du christianisme; il a cependant toujours
été évident que nous ne parlons pas uniquement du passé; la réflexion dans
son intégralité intéresse la vie et la mort de l'homme en général, et donc
nous intéresse nous aussi, ici et maintenant. Cependant, nous devons à
présent nous demander de manière explicite: la foi chrétienne est-elle aussi
pour nous aujourd'hui une espérance qui transforme et soutient notre vie ?
Est- elle pour nous « performative » – un message qui forme de manière
nouvelle la vie elle-même, ou est-elle désormais simplement une «
information » que, entre temps, nous avons mise de côté et qui nous semble
dépassée par des informations plus récentes ? Dans la recherche d'une
réponse, je voudrais partir de la forme classique du dialogue par lequel le
rite du Baptême exprimait l'accueil du nouveau-né dans la communauté des
croyants et sa renaissance dans le Christ. Le prêtre demandait d'abord quel
nom les parents avaient choisi pour l'enfant, et il poursuivait ensuite par
la question: « Que demandez-vous à l'Église ? » Réponse: « La foi ». « Et que
donne la foi ? » « La vie éternelle ». Dans le dialogue, les parents
cherchaient pour leur enfant l'accès à la foi, la communion avec les
croyants, parce qu'ils voyaient dans la foi la clé de « la vie éternelle ».
En fait, aujourd'hui comme hier, c'est de cela dont il s'agit dans le
Baptême, quand on devient chrétien: non seulement d'un acte de socialisation
dans la communauté, non pas simplement d'un accueil dans l'Église. Les
parents attendent plus pour le baptisé: ils attendent que la foi, dont fait
partie la corporéité de l'Église et de ses sacrements, lui donne la vie – la
vie éternelle. La foi est la substance de l'espérance. Mais alors se fait
jour la question suivante: voulons-nous vraiment cela – vivre éternellement ?
Peut-être aujourd'hui de nombreuses personnes refusent-elles la foi
simplement parce que la vie éternelle ne leur semble pas quelque chose de
désirable. Ils ne veulent nullement la vie éternelle, mais la vie présente,
et la foi en la vie éternelle semble, dans ce but, plutôt un obstacle.
Continuer à vivre éternellement – sans fin – apparaît plus comme une
condamnation que comme un don. Certainement on voudrait renvoyer la mort le
plus loin possible. Mais vivre toujours, sans fin – en définitive, cela peut
être seulement ennuyeux et en fin de compte insupportable. C'est précisément
cela que dit par exemple saint Ambroise, Père de l'Église, dans le discours
funèbre pour son frère Saturus: « La mort n'était pas naturelle, mais elle
l'est devenue; car, au commencement, Dieu n'a pas créé la mort; il nous l'a
donnée comme un remède [...] à cause de la transgression; la vie des hommes
commença à être misérable dans le travail quotidien et dans des pleurs
insupportables. Il fallait mettre un terme à son malheur, afin que sa mort
lui rende ce que sa vie avait perdu. L'immortalité serait un fardeau plutôt
qu'un profit, sans le souffle de la grâce ».6 Auparavant déjà, Ambroise
avait dit: « La mort ne doit pas être pleurée, puisqu'elle est cause de
salut ». 7
11. Quel que soit ce que saint Ambroise entendait dire précisément par ces
paroles – il est vrai que l'élimination de la mort ou même son renvoi
presque illimité mettrait la terre et l'humanité dans une condition
impossible et ne serait même pas un bénéfice pour l'individu lui-même. Il y
a clairement une contradiction dans notre attitude, qui renvoie à une
contradiction intérieure de notre existence elle-même. D'une part, nous ne
voulons pas mourir; surtout celui qui nous aime ne veut pas que nous
mourrions. D'autre part, nous ne désirons même pas cependant continuer à
exister de manière illimitée et même la terre n'a pas été créée dans cette
perspective. Alors, que voulons-nous vraiment ? Ce paradoxe de notre propre
attitude suscite une question plus profonde: qu'est-ce en réalité que la «
vie »? Et que signifie véritablement « éternité »? Il y a des moments où
nous le percevons tout à coup: oui, ce serait précisément cela – la vraie «
vie » – ainsi devrait-elle être. Par comparaison, ce que, dans la vie
quotidienne, nous appelons « vie », en vérité ne l'est pas. Dans sa longue
lettre sur la prière adressée à Proba, une veuve romaine aisée et mère de
trois consuls, Augustin écrivit un jour: dans le fond, nous voulons une
seule chose – « la vie bienheureuse », la vie qui est simplement vie,
simplement « bonheur ». En fin de compte, nous ne demandons rien d'autre
dans la prière. Nous ne marchons vers rien d'autre – c'est de cela seulement
dont il s'agit. Mais ensuite, Augustin ajoute aussi: en regardant mieux,
nous ne savons pas de fait ce que, en définitive, nous désirons, ce que nous
voudrions précisément. Nous ne connaissons pas du tout cette réalité; même
durant les moments où nous pensons pouvoir la toucher, nous ne la rejoignons
pas vraiment. « Nous ne savons pas ce que nous devons demander »,
confesse-t-il avec les mots de saint Paul (Rm 8, 26). Nous savons seulement
que ce n'est pas cela. Toutefois, dans notre non-savoir, nous savons que
cette réalité doit exister. « Il y a donc en nous, pour ainsi dire, une
savante ignorance (docta ignorantia) », écrit-il. Nous ne savons pas ce que
nous voudrions vraiment; nous ne connaissons pas cette « vraie vie »; et
cependant, nous savons qu'il doit exister un quelque chose que nous ne
connaissons pas et vers lequel nous nous sentons poussés. 8
12. Je pense qu'Augustin décrivait là de manière très précise et toujours
valable la situation essentielle de l'homme, la situation d'où proviennent
toutes ses contradictions et toutes ses espérances. Nous désirons en quelque
sorte la vie elle-même, la vraie vie, qui n'est même pas touchée par la
mort; mais, en même temps, nous ne connaissons pas ce vers quoi nous nous
sentons poussés. Nous ne pouvons pas nous arrêter de nous diriger vers cela
et cependant nous savons que tout ce dont nous pouvons faire l'expérience ou
que nous pouvons réaliser n'est pas ce à quoi nous aspirons. Cette « chose »
inconnue est la véritable « espérance », qui nous pousse et le fait qu'elle
soit ignorée est, en même temps, la cause de toutes les désespérances comme
aussi de tous les élans positifs ou destructeurs vers le monde authentique
et vers l'homme authentique. L'expression « vie éternelle » cherche à donner
un nom à cette réalité connue inconnue. Il s'agit nécessairement d'une
expression insuffisante, qui crée la confusion. En effet, « éternel »
suscite en nous l'idée de l'interminable, et cela nous fait peur; « vie »
nous fait penser à la vie que nous connaissons, que nous aimons et que nous
ne voulons pas perdre et qui est cependant, en même temps, plus faite de
fatigue que de satisfaction, de sorte que, tandis que d'un côté nous la
désirons, de l'autre nous ne la voulons pas. Nous pouvons seulement chercher
à sortir par la pensée de la temporalité dont nous sommes prisonniers et en
quelque sorte prévoir que l'éternité n'est pas une succession continue des
jours du calendrier, mais quelque chose comme le moment rempli de
satisfaction, dans lequel la totalité nous embrasse et dans lequel nous
embrassons la totalité. Il s'agirait du moment de l'immersion dans l'océan
de l'amour infini, dans lequel le temps – l'avant et l'après – n'existe
plus. Nous pouvons seulement chercher à penser que ce moment est la vie au
sens plénier, une immersion toujours nouvelle dans l'immensité de l'être,
tandis que nous sommes simplement comblés de joie. C'est ainsi que Jésus
l'exprime dans Jean: « Je vous reverrai, et votre cœur se réjouira; et votre
joie, personne ne vous l'enlèvera » (16, 22). Nous devons penser dans ce
sens si nous voulons comprendre ce vers quoi tend l'espérance chrétienne, ce
que nous attendons par la foi, par notre être avec le Christ.
9
L'espérance chrétienne est-elle individualiste ?
13. Dans le cours de leur histoire, les chrétiens ont cherché à traduire ce
savoir qui ne sait pas en figures représentables, développant des images du
« ciel » qui restent toujours éloignées de ce que, précisément, nous
connaissons seulement négativement, à travers une non-connaissance. Toutes
ces tentatives de représentation de l'espérance ont donné à de nombreuses
personnes, au fil des siècles, l'élan pour vivre en se fondant sur la foi et
en abandonnant aussi, de ce fait, leurs « hyparchonta », les substances
matérielles pour leur existence. L'auteur de la Lettre aux Hébreux, dans le
onzième chapitre, a tracé une sorte d'histoire de ceux qui vivent dans
l'espérance et du fait qu'ils sont en marche, une histoire qui va d'Abel à
son époque. À l'époque moderne, une critique toujours plus dure de cette
sorte d'espérance s'est développée: il s'agirait d'un pur individualisme,
qui aurait abandonné le monde à sa misère et qui se serait réfugié dans un
salut éternel uniquement privé. Dans l'introduction à son œuvre fondamentale
« Catholicisme. Aspects sociaux du dogme », Henri de Lubac a recueilli
certaines opinions de ce genre, qui méritent d'être citées: « Ai- je trouvé
la joie Non [...]. J'ai trouvé ma joie. Et c'est terriblement autre chose
[...]. La joie de Jésus peut être personnelle. Elle peut appartenir à un
seul homme, et il est sauvé. Il est en paix [...] pour maintenant et pour
toujours, mais seul. Cette solitude de joie ne l'inquiète pas, au contraire:
il est l'élu. Dans sa béatitude, il traverse les batailles une rose à la
main ». 10
14. Face à cela, de Lubac, en se fondant sur la théologie des Pères dans
toute son ampleur, a pu montrer que le salut a toujours été considéré comme
une réalité communautaire. La Lettre aux Hébreux parle d'une « cité »
(cf.
11, 10.16; 12, 22; 13, 14) et donc d'un salut communautaire. De manière
cohérente, le péché est compris par les Pères comme destruction de l'unité
du genre humain, comme fragmentation et division. Babel, le lieu de la
confusion des langues et de la séparation, se révèle comme expression de ce
que, fondamentalement, est le péché. Et ainsi, la « rédemption » apparaît
vraiment comme le rétablissement de l'unité, où nous nous retrouvons de
nouveau ensemble, dans une union qui se profile dans la communauté mondiale
des croyants. Il n'est pas nécessaire que nous nous occupions ici de tous
les textes dans lesquels apparaît le caractère communautaire de l'espérance.
Restons dans la Lettre à Proba, où Augustin tente d'illustrer un peu cette
réalité connue inconnue dont nous sommes à la recherche. Le point de départ
est simplement l'expression « vie bienheureuse ». Puis il cite le Psaume 144
[143], 15: « Bienheureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu ». Et il
continue: « Pour faire partie de ce peuple et que nous puissions parvenir
[...] à vivre avec Dieu pour toujours, “le but du précepte, c'est l'amour
qui vient d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère”
(1 Tm
1, 5) ».11 Cette vie véritable, vers laquelle nous cherchons toujours de
nouveau à tendre, est liée à l'être dans l'union existentielle avec un «
peuple » et, pour toute personne, elle ne peut se réaliser qu'à l'intérieur
de ce « nous ». Elle présuppose donc l'exode de la prison de son propre «
moi », parce que c'est seulement dans l'ouverture de ce sujet universel que
s'ouvre aussi le regard sur la source de la joie, sur l'amour lui-même –
sur Dieu.
15. Cette vision de la « vie bienheureuse » orientée vers la communauté vise
en fait quelque chose au delà du monde présent, mais c'est précisément ainsi
qu'elle a aussi à voir avec l'édification du monde – en des formes très
diverses, selon le contexte historique et les possibilités offertes ou
exclues par lui. Au temps d'Augustin, lorsque l'irruption de nouveaux
peuples menaçait la cohésion du monde, où était donnée une certaine garantie
de droit et de vie dans une communauté juridique, il s'agissait de fortifier
le fondement véritablement porteur de cette communauté de vie et de paix,
afin de pouvoir survivre au milieu des mutations du monde. Jetons plutôt au
hasard un regard sur un moment du Moyen-Âge selon certains aspects
emblématiques. Dans la conscience commune, les monastères apparaissaient
comme des lieux de fuite hors du monde (« contemptus mundi ») et de dérobade
à ses responsabilités dans le monde, pour la recherche de son salut
personnel. Bernard de Clairvaux, qui, avec son Ordre réformé, fit rentrer
une multitude de jeunes dans les monastères, avait sur cette question une
vision bien différente. Selon lui, les moines ont une tâche pour toute
l'Église et par conséquent aussi pour le monde. Par de nombreuses images, il
illustre la responsabilité des moines pour tout l'organisme de l'Église,
plus encore, pour l'humanité; il leur applique la parole du Pseudo-Ruffin: «
Le genre humain vit grâce à peu de gens; s'ils n'existaient pas, le monde
périrait ». 12 Les contemplatifs – contemplantes – doivent devenir des
travailleurs agricoles – laborantes –, nous dit-il. La noblesse du travail,
que le christianisme a hérité du judaïsme, était apparue déjà dans les
règles monastiques d'Augustin et de Benoît. Bernard reprend à nouveau ce
concept. Les jeunes nobles qui affluaient dans ses monastères devaient se
plier au travail manuel. En vérité, Bernard dit explicitement que pas même
le monastère ne peut rétablir le Paradis; il soutient cependant qu'il doit,
presque comme lieu de défrichage pratique et spirituel, préparer le nouveau
Paradis. Un terrain sauvage est rendu fertile – précisément tandis que sont
en même temps abattus les arbres de l'orgueil, qu'est enlevé ce qui pousse
de sauvage dans les âmes et qu'est préparé ainsi le terrain sur lequel peut
prospérer le pain pour le corps et pour l'âme. 13 Ne nous est-il pas donné de
constater de nouveau, justement face à l'histoire actuelle, qu'aucune
structuration positive du monde ne peut réussir là où les âmes restent à
l'état sauvage ?
La transformation de la foi-espérance chrétienne
dans les temps modernes
16. Comment l'idée que le message de Jésus est strictement individualiste et
qu'il s'adresse seulement à l'individu a-t-elle pu se développer ? Comment
est-on arrivé à interpréter le « salut de l'âme » comme une fuite devant la
responsabilité pour l'ensemble et à considérer par conséquent que le
programme du christianisme est la recherche égoïste du salut qui se refuse
au service des autres ? Pour trouver une réponse à ces interrogations, nous
devons jeter un regard sur les composantes fondamentales des temps modernes.
Elles apparaissent avec une clarté particulière chez Francis Bacon. Qu'une
nouvelle époque soit née – grâce à la découverte de l'Amérique et aux
nouvelles conquêtes techniques qui ont marqué ce développement –, c'est
indiscutable. Cependant, sur quoi s'enracine ce tournant d'une époque ? C'est
la nouvelle corrélation entre expérience et méthode qui met l'homme en
mesure de parvenir à une interprétation de la nature conforme à ses lois et
d'arriver ainsi, en définitive, à « la victoire de l'art sur la nature »
(victoria cursus artis super naturam). 14 La nouveauté – selon la vision de
Bacon – se trouve dans une nouvelle corrélation entre science et pratique.
Cela est ensuite appliqué aussi à la théologie: cette nouvelle corrélation
entre science et pratique signifierait que la domination sur la création,
donnée à l'homme par Dieu et perdue par le péché originel, serait
rétablie. 15
17. Celui qui lit ces affirmations et qui y réfléchit avec attention y
rencontre un passage déconcertant: jusqu'à ce moment, la récupération de ce
que l'homme, dans l'exclusion du paradis terrestre, avait perdu était à
attendre de la foi en Jésus Christ, et en cela se voyait la « rédemption ».
Maintenant, cette « rédemption », la restauration du « paradis » perdu,
n'est plus à attendre de la foi, mais de la relation à peine découverte
entre science et pratique. Ce n'est pas que la foi, avec cela, fut
simplement niée: elle était plutôt déplacée à un autre niveau – le niveau
strictement privé et ultra-terrestre – et, en même temps, elle devient en
quelque sorte insignifiante pour le monde. Cette vision programmatique a
déterminé le chemin des temps modernes et influence aussi la crise actuelle
de la foi qui, concrètement, est surtout une crise de l'espérance
chrétienne. Ainsi, l'espérance reçoit également chez Bacon une forme
nouvelle. Elle s'appelle désormais foi dans le progrès. Pour Bacon en
effet, il est clair que les découvertes et les inventions tout juste lancées
sont seulement un début, que, grâce à la synergie des sciences et des
pratiques, s'ensuivront des découvertes totalement nouvelles et qu'émergera
un monde totalement nouveau, le règne de l'homme. 16 C'est ainsi qu'il a
aussi présenté une vision des inventions prévisibles – jusqu'à l'avion et au
submersible. Au cours du développement ultérieur de l'idéologie du progrès,
la joie pour les avancées visibles des potentialités humaines demeure une
constante confirmation de la foi dans le progrès comme tel.
18. Dans le même temps, deux catégories sont toujours davantage au centre de
l'idée de progrès: la raison et la liberté. Le progrès est surtout un
progrès dans la domination croissante de la raison et cette raison est
considérée clairement comme un pouvoir du bien et pour le bien. Le progrès
est le dépassement de toutes les dépendances – il est progrès vers la
liberté parfaite. La liberté aussi est perçue seulement comme une promesse,
dans laquelle l'homme va vers sa plénitude. Dans les deux concepts – liberté
et raison – est présent un aspect politique. En effet, le règne de la raison
est attendu comme la nouvelle condition de l'humanité devenue totalement
libre. Cependant, les conditions politiques d'un tel règne de la raison et
de la liberté apparaissent, dans un premier temps, peu définies. Raison et
liberté semblent garantir par elles-mêmes, en vertu de leur bonté
intrinsèque, une nouvelle communauté humaine parfaite. Néanmoins, dans les
deux concepts-clé de « raison » et de « liberté », la pensée est aussi
tacitement toujours en opposition avec les liens de la foi et de l'Église
comme avec les liens des systèmes d'État d'alors. Les deux concepts portent
donc en eux un potentiel révolutionnaire d'une force explosive énorme.
19. Nous devons brièvement jeter un regard sur les deux étapes essentielles
de la concrétisation politique de cette espérance, parce qu'elles sont d'une
grande importance pour le chemin de l'espérance chrétienne, pour sa
compréhension et pour sa persistance. Il y a avant tout la Révolution
française comme tentative d'instaurer la domination de la raison et de la
liberté, maintenant aussi de manière politiquement réelle. L'Europe de
l'Illuminisme, dans un premier temps, s'est tournée avec fascination vers
ces événements, mais face à leurs développements, elle a dû ensuite
réfléchir de manière renouvelée sur la raison et la liberté. Les deux écrits
d'Emmanuel Kant, où il réfléchit sur les événements, sont significatifs pour
les deux phases de la réception de ce qui était survenu en France. En 1792,
il écrit son œuvre: « Der Sieg des guten Prinzips über das böse und die
Gründung eines Reiches Gottes auf Erden »
(La victoire du principe du bien
sur le principe mauvais et la constitution d'un règne de Dieu sur la terre).
Il y écrit: « Le passage progressif de la foi d'Église à l'autorité unique
de la pure foi religieuse est l'approche du royaume de Dieu ».
17 Il nous dit
aussi que les révolutions peuvent accélérer les temps de ce passage de la
foi d'Église à la foi rationnelle. Le « règne de Dieu », dont Jésus avait
parlé, a reçu là une nouvelle définition et a aussi pris une nouvelle
présence; il existe, pour ainsi dire, une nouvelle « attente immédiate »: le
« règne de Dieu » arrive là où la foi d'Église est dépassée et remplacée par
la « foi religieuse », à savoir par la simple foi rationnelle. En 1795, dans
l'écrit « Das Ende aller Dingue »
(La fin de toutes les choses), apparaît
une image transformée. Kant prend alors en considération la possibilité que,
à côté du terme naturel de toutes les choses, il s'en trouve aussi une
contre nature, perverse. Il écrit à ce sujet: « Si le christianisme devait
cesser d'être aimable [...], on verrait nécessairement [...] l'aversion et
la révolte soulever contre lui le cœur de la majorité des hommes; et
l'antéchrist, qu'on considère de toute façon comme le précurseur du dernier
jour, établirait son règne (fondé sans doute sur la peur et l'égoïsme),
fut-ce pour peu de temps; et comme le christianisme, destiné à être la
religion universelle, serait alors frustré de la faveur du destin, on
assisterait à la fin (renversée) de toutes choses au point de vue moral ».
18
20. Le dix-neuvième siècle ne renia pas sa foi dans le progrès comme forme
de l'espérance humaine et il continua à considérer la raison et la liberté
comme des étoiles-guide à suivre sur le chemin de l'espérance. Les avancées
toujours plus rapides du développement technique et l'industrialisation qui
lui est lié ont cependant bien vite créé une situation sociale totalement
nouvelle: il s'est formé la classe des ouvriers de l'industrie et ce que
l'on appelle le « prolétariat industriel », dont les terribles conditions de
vie ont été illustrées de manière bouleversante par Friedrich Engels, en
1845. Pour le lecteur, il devait être clair que cela ne pouvait pas
continuer; un changement était nécessaire. Mais le changement aurait
perturbé et renversé l'ensemble de la structure de la société bourgeoise.
Après la révolution bourgeoise de 1789, l'heure d'une nouvelle révolution
avait sonné, la révolution prolétarienne: le progrès ne pouvait pas
simplement avancer de manière linéaire, à petits pas. Il fallait un saut
révolutionnaire. Karl Marx recueillit cette aspiration du moment et, avec un
langage et une pensée vigoureux, il chercha à lancer ce grand pas nouveau
et, comme il le considérait, définitif de l'histoire vers le salut – vers ce
que Kant avait qualifié de « règne de Dieu ». Une fois que la vérité de
l'au-delà se serait dissipé, il se serait agi désormais d'établir la vérité
de l'en deçà. La critique du ciel se transforme en une critique de la terre,
la critique de la théologie en une critique de la politique. Le progrès vers
le mieux, vers le monde définitivement bon, ne provient pas simplement de la
science, mais de la politique – d'une politique pensée scientifiquement, qui
sait reconnaître la structure de l'histoire et de la société, et qui indique
ainsi la voie vers la révolution, vers le changement de toutes les choses.
Avec précision, même si c'est de manière unilatérale et partiale, Marx a
décrit la situation de son temps et il a illustré avec une grande capacité
d'analyse les voies qui ouvrent à la révolution – non seulement
théoriquement: avec le parti communiste, né du manifeste communiste de 1848,
il l'a aussi lancée concrètement. Sa promesse, grâce à la précision des
analyses et aux indications claires des instruments pour le changement
radical, a fasciné et fascine encore toujours de nouveau. La révolution
s'est aussi vérifiée de manière plus radicale en Russie.
21. Mais avec sa victoire, l'erreur fondamentale de Marx a aussi été rendue
évidente. Il a indiqué avec exactitude comment réaliser le renversement.
Mais il ne nous a pas dit comment les choses auraient dû se dérouler après.
Il supposait simplement que, avec l'expropriation de la classe dominante,
avec la chute du pouvoir politique et avec la socialisation des moyens de
production, se serait réalisée la Nouvelle Jérusalem: alors, toutes les
contradictions auraient en effet été annulées, l'homme et le monde auraient
finalement vu clair en eux-mêmes. Alors tout aurait pu procéder de soi-même
sur la voie droite, parce que tout aurait appartenu à tous et que tous
auraient voulu le meilleur l'un pour l'autre. Ainsi, après la révolution
réussie, Lénine dut se rendre compte que, dans les écrits du maître, il ne
se trouvait aucune indication sur la façon de procéder. Oui, il avait parlé
de la phase intermédiaire de la dictature du prolétariat comme d'une
nécessité qui, cependant, dans un deuxième temps, se serait avérée
d'elle-même caduque. Cette « phase intermédiaire », nous la connaissons bien
et nous savons aussi comment elle s'est développée, ne faisant pas naître un
monde sain, mais laissant derrière elle une destruction désolante. Marx n'a
pas seulement manqué de penser les institutions nécessaires pour le nouveau
monde – on ne devait en effet plus en avoir besoin. Qu'il ne nous en dise
rien, c'est la conséquence logique de sa mise en place. Son erreur est plus
en profondeur. Il a oublié que l'homme demeure toujours homme. Il a oublié
l'homme et il a oublié sa liberté. Il a oublié que la liberté demeure
toujours liberté, même pour le mal. Il croyait que, une fois mise en place
l'économie, tout aurait été mis en place. Sa véritable erreur est le
matérialisme: en effet, l'homme n'est pas seulement le produit de conditions
économiques, et il n'est pas possible de le guérir uniquement de
l'extérieur, créant des conditions économiques favorables.
22. Ainsi, nous nous trouvons de nouveau devant la question: que
pouvons-nous espérer ? Une autocritique de l'ère moderne dans un dialogue
avec le christianisme et avec sa conception de l'espérance est nécessaire.
Dans un tel dialogue, même les chrétiens, dans le contexte de leurs
connaissances et de leurs expériences, doivent apprendre de manière
renouvelée en quoi consiste véritablement leur espérance, ce qu'ils ont à
offrir au monde et ce que, à l'inverse, ils ne peuvent pas offrir. Il
convient que, à l'autocritique de l'ère moderne, soit associée aussi une
autocritique du christianisme moderne, qui doit toujours de nouveau
apprendre à se comprendre lui-même à partir de ses propres racines. Sur ce
point, on peut seulement présenter ici certains éléments. Avant tout, il
faut se demander: que signifie vraiment « le progrès »; que promet-il et que
ne promet-il pas ? Déjà à la fin du XIXe siècle, il existait une critique de
la foi dans le progrès. Au XXe, Th. W. Adorno a formulé la problématique de
la foi dans le progrès de manière drastique: le progrès, vu de près, serait
le progrès qui va de la fronde à la méga bombe. Actuellement, il s'agit, de
fait, d'un aspect du progrès que l'on ne doit pas dissimuler. Pour le dire
autrement, l'ambiguïté du progrès est rendue évidente. Sans aucun doute, le
progrès offre de nouvelles possibilités pour le bien, mais il ouvre aussi
des possibilités abyssales de mal – possibilités qui n'existaient pas
auparavant. Nous sommes tous devenus témoins de ce que le progrès, lorsqu'il
est entre de mauvaises mains, peut devenir, et qu'il est devenu, de fait, un
progrès terrible dans le mal. Si au progrès technique ne correspond pas un
progrès dans la formation éthique de l'homme, dans la croissance de l'homme
intérieur (cf. Ep 3, 16; 2 Co 4, 16), alors ce n'est pas un progrès, mais
une menace pour l'homme et pour le monde.
23. En ce qui concerne les deux grands thèmes « raison » et « liberté », les
questions qui leur sont liées ne peuvent être ici que signalées. Oui, la
raison est le grand don de Dieu à l'homme, et la victoire de la raison sur
l'irrationalité est aussi un but de la foi chrétienne. Mais quand la raison
domine-t-elle vraiment ? Quand s'est-elle détachée de Dieu ? Quand est-elle
devenue aveugle pour Dieu ? La raison du pouvoir et du faire est- elle déjà
la raison intégrale ? Si, pour être progrès, le progrès a besoin de la
croissance morale de l'humanité, alors la raison du pouvoir et du faire doit
pareillement, de manière urgente, être intégrée, grâce à l'ouverture de la
raison, aux forces salvifiques de la foi, au discernement entre bien et mal.
C'est ainsi seulement qu'elle devient une raison vraiment humaine. Elle
devient humaine seulement si elle est en mesure d'indiquer la route à la
volonté, et elle n'est capable de cela que si elle regarde au delà
d'elle-même. Dans le cas contraire, la situation de l'homme, dans le
déséquilibre entre capacité matérielle et manque de jugement du cœur,
devient une menace pour lui et pour tout le créé. Ainsi, dans le domaine de
la liberté, il faut se rappeler que la liberté humaine requiert toujours le
concours de différentes libertés. Ce concours ne peut toutefois pas réussir
s'il n'est pas déterminé par un intrinsèque critère de mesure commun, qui
est le fondement et le but de notre liberté. Exprimons-le maintenant de
manière très simple: l'homme a besoin de Dieu, autrement, il reste privé
d'espérance. Étant donné les développements de l'ère moderne, l'affirmation
de saint Paul citée au début (Ep 2, 12) se révèle très réaliste et tout
simplement vraie. Il n'y a cependant pas de doute qu'un « règne de Dieu »
réalisé sans Dieu – donc un règne de l'homme seul – finit inévitablement
avec « l'issue perverse » de toutes les choses, issue décrite par Kant: nous
l'avons vu et nous le voyons toujours de nouveau. Et il n'y a même pas de
doute que Dieu entre vraiment dans les choses humaines seulement s'il n'est
pas uniquement pensé par nous, mais si Lui-même vient à notre rencontre et
nous parle. C'est pourquoi la raison a besoin de la foi pour arriver à être
totalement elle-même: raison et foi ont besoin l'une de l'autre pour
réaliser leur véritable nature et leur mission.
La vraie physionomie de l'espérance chrétienne
24. Demandons-nous maintenant de nouveau: que pouvons-nous espérer ? Et que
ne pouvons-nous pas espérer ? Avant tout nous devons constater qu'un progrès
qui se peut additionner n'est possible que dans le domaine matériel. Ici,
dans la connaissance croissante des structures de la matière et en relation
avec les inventions toujours plus avancées, on note clairement une
continuité du progrès vers une maîtrise toujours plus grande de la nature. À
l'inverse, dans le domaine de la conscience éthique et de la décision
morale, il n'y a pas de possibilité équivalente d'additionner, pour la
simple raison que la liberté de l'homme est toujours nouvelle et qu'elle
doit toujours prendre à nouveau ses décisions. Elles ne sont jamais
simplement déjà prises pour nous par d'autres – dans un tel cas, en effet,
nous ne serions plus libres. La liberté présuppose que, dans les décisions
fondamentales, tout homme, chaque génération, est un nouveau commencement.
Les nouvelles générations peuvent assurément construire sur la connaissance
et sur les expériences de celles qui les ont précédées, comme elles peuvent
puiser au trésor moral de l'humanité entière. Mais elles peuvent aussi le
refuser, parce que ce trésor ne peut pas avoir la même évidence que les
inventions matérielles. Le trésor moral de l'humanité n'est pas présent
comme sont présents les instruments que l'on utilise; il existe comme
invitation à la liberté et comme possibilité pour cette liberté. Mais cela
signifie que:
a) La condition droite des choses humaines, le bien-être moral du monde, ne
peuvent jamais être garantis simplement par des structures, quelle que soit
leur validité. De telles structures sont non seulement importantes, mais
nécessaires; néanmoins, elles ne peuvent pas et ne doivent pas mettre hors
jeu la liberté de l'homme. Même les structures les meilleures fonctionnent
seulement si, dans une communauté, sont vivantes les convictions capables de
motiver les hommes en vue d'une libre adhésion à l'ordonnancement
communautaire. La liberté nécessite une conviction; une conviction n'existe
pas en soi, mais elle doit être toujours de nouveau reconquise de manière
communautaire.
b) Puisque l'homme demeure toujours libre et que sa liberté est également
toujours fragile, le règne du bien définitivement consolidé n'existera
jamais en ce monde. Celui qui promet le monde meilleur qui durerait
irrévocablement pour toujours fait une fausse promesse; il ignore la liberté
humaine. La liberté doit toujours de nouveau être conquise pour le bien. La
libre adhésion au bien n'existe jamais simplement en soi. S'il y avait des
structures qui fixaient de manière irrévocable une condition du monde
déterminée – bonne –, la liberté de l'homme serait niée, et, pour cette
raison, ce ne serait en définitive nullement des structures bonnes.
25. La conséquence de ce qui a été dit est que la recherche pénible et
toujours nouvelle d'ordonnancements droits pour les choses humaines est le
devoir de chaque génération; ce n'est jamais un devoir simplement accompli.
Toutefois, chaque génération doit aussi apporter sa propre contribution pour
établir des ordonnancements convaincants de liberté et de bien, qui aident
la génération suivante en tant qu'orientation pour l'usage droit de la
liberté humaine et qui donnent ainsi, toujours dans les limites humaines,
une garantie assurée, même pour l'avenir. Autrement dit: les bonnes
structures aident, mais, à elles seules, elles ne suffisent pas. L'homme ne
peut jamais être racheté simplement de l'extérieur. Francis Bacon et les
adeptes du courant de pensée de l'ère moderne qu'il a inspiré, en
considérant que l'homme serait racheté par la science, se trompaient. Par
une telle attente, on demande trop à la science; cette sorte d'espérance est
fallacieuse. La science peut contribuer beaucoup à l'humanisation du monde
et de l'humanité. Cependant, elle peut aussi détruire l'homme et le monde,
si elle n'est pas orientée par des forces qui se trouvent hors d'elle.
D'autre part, nous devons aussi constater que le christianisme moderne, face
aux succès de la science dans la structuration progressive du monde, ne
s'était en grande partie concentré que sur l'individu et sur son salut. Par
là, il a restreint l'horizon de son espérance et n'a même pas reconnu
suffisamment la grandeur de sa tâche, même si ce qu'il a continué à faire
pour la formation de l'homme et pour le soin des plus faibles et des
personnes qui souffrent reste important.
26. Ce n'est pas la science qui rachète l'homme. L'homme est racheté
par l'amour. Cela vaut déjà dans le domaine purement humain. Lorsque
quelqu'un, dans sa vie, fait l'expérience d'un grand amour, il s'agit d'un
moment de « rédemption » qui donne un sens nouveau à sa vie. Mais, très
rapidement, il se rendra compte que l'amour qui lui a été donné ne résout
pas, par lui seul, le problème de sa vie. Il s'agit d'un amour qui demeure
fragile. Il peut être détruit par la mort. L'être humain a besoin de l'amour
inconditionnel. Il a besoin de la certitude qui lui fait dire: « Ni la mort
ni la vie, ni les esprits ni les puissances, ni le présent ni l'avenir, ni
les astres, ni les cieux, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne
pourra nous séparer de l'amour de Dieu qui est en Jésus Christ »
(Rm 8, 38-39). Si cet amour absolu
existe, avec une certitude absolue, alors – et seulement alors – l'homme est
« racheté », quel que soit ce qui lui arrive dans un cas particulier. C'est
ce que l'on entend lorsque l'on dit: Jésus Christ nous a « rachetés ». Par
lui nous sommes devenus certains de Dieu – d'un Dieu qui ne constitue pas
une lointaine « cause première » du monde – parce que son Fils unique s'est
fait homme et de lui chacun peut dire: « Ma vie aujourd'hui dans la
condition humaine, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et qui
s'est livré pour moi » (Ga 2, 20).
27. En ce sens, il est vrai que celui qui ne connaît pas Dieu, tout
en pouvant avoir de multiples espérances, est dans le fond sans espérance,
sans la grande espérance qui soutient toute l'existence
(cf. Ep 2, 12). La vraie, la
grande espérance de l'homme, qui résiste malgré toutes les désillusions, ce
peut être seulement Dieu – le Dieu qui nous a aimés et qui nous aime
toujours « jusqu'au bout », « jusqu'à ce que tout soit accompli »
(cf. Jn 13, 1 et 19, 30). Celui
qui est touché par l'amour commence à comprendre ce qui serait précisément «
vie ». Il commence à comprendre ce que veut dire la parole d'espérance que
nous avons rencontrée dans le rite du Baptême: de la foi j'attends la « vie
éternelle » – la vie véritable qui, totalement et sans menaces, est, dans
toute sa plénitude, simplement la vie. Jésus, qui a dit de lui-même être
venu pour que nous ayons la vie et que nous l'ayons en plénitude, en
abondance (cf. Jn 10, 10), nous
a aussi expliqué ce que signifie « la vie »: « La vie éternelle, c'est de te
connaître, toi le seul Dieu, le vrai Dieu, et de connaître celui que tu as
envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3).
La vie dans le sens véritable, on ne l'a pas en soi, de soi tout seul et pas
même seulement par soi: elle est une relation. Et la vie dans sa totalité
est relation avec Celui qui est la source de la vie. Si nous sommes en
relation avec Celui qui ne meurt pas, qui est Lui-même la Vie et l'Amour,
alors nous sommes dans la vie. Alors « nous vivons ».
28. Mais maintenant se pose la question: de cette façon ne
sommes-nous pas, peut-être, retombés de nouveau dans l'individualisme du
salut ? Dans l'espérance seulement pour moi, qui justement n'est pas une
véritable espérance, pourquoi oublie-t-elle et néglige-t-elle les autres ?
Non. La relation avec Dieu s'établit par la communion avec Jésus – seuls et
avec nos seules possibilités nous n'y arrivons pas. La relation avec Jésus,
cependant, est une relation avec Celui qui s'est donné lui-même en rançon
pour nous tous (cf. 1 Tm 2, 6).
Le fait d'être en communion avec Jésus Christ nous implique dans son être «
pour tous », il en fait notre façon d'être. Il nous engage pour les autres,
mais c'est seulement dans la communion avec Lui qu'il nous devient possible
d'être vraiment pour les autres, pour l'ensemble. Je voudrais, dans ce
contexte, citer le grand docteur grec de l'Église, saint Maxime le
Confesseur (mort en 662), qui tout d'abord exhorte à ne rien placer avant la
connaissance et l'amour de Dieu, mais qui ensuite arrive aussitôt à des
applications très pratiques: « Qui aime Dieu aime aussi son prochain sans
réserve. Bien incapable de garder ses richesses, il les dispense comme Dieu,
fournissant à chacun ce dont il a besoin ». 19
De l'amour envers Dieu découle la participation à la justice et à la bonté
de Dieu envers autrui; aimer Dieu demande la liberté intérieure face à toute
possession et à toutes les choses matérielles : l'amour de Dieu se révèle
dans la responsabilité envers autrui. 20 Nous
pouvons observer de façon touchante la même relation entre amour de Dieu et
responsabilité envers les hommes dans la vie de saint Augustin. Après sa
conversion à la foi chrétienne, avec quelques amis aux idées semblables, il
voulait mener une vie qui fût totalement consacrée à la parole de Dieu et
aux choses éternelles. Il voulait réaliser par des valeurs chrétiennes
l'idéal de la vie contemplative exprimé dans la grande philosophie grecque,
choisissant de cette façon « la meilleure part »
(cf. Lc 10, 42). Mais les choses
en allèrent autrement. Alors qu'il participait à la messe dominicale dans la
ville portuaire d'Hippone, il fut appelé hors de la foule par l'Évêque et
contraint à se laisser ordonner pour l'exercice du ministère sacerdotal dans
cette ville. Jetant un regard rétrospectif sur ce moment il écrit dans ses
Confessions: « Atterré par mes péchés et la masse pesante de ma misère,
j'avais, en mon cœur, agité et ourdi le projet de fuir dans la solitude:
mais tu m'en as empêché, et tu m'as fortifié par ces paroles: “Le Christ est
mort pour tous afin que les vivants n'aient plus leur vie centrée sur
eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux”
(2 Co 5, 15) ».
21 Le Christ est mort pour tous. Vivre pour Lui signifie se
laisser associer à son « être pour ».
29. Pour Augustin, cela signifiait une vie totalement nouvelle. Une
fois, il décrivit ainsi son quotidien: « Corriger les indisciplinés,
conforter les pusillanimes, soutenir les faibles, réfuter les opposants, se
garder des mauvais, instruire les ignorants, stimuler les négligents,
freiner les querelleurs, modérer les ambitieux, encourager les découragés,
pacifier les adversaires, aider les personnes dans le besoin, libérer les
opprimés, montrer son approbation aux bons, tolérer les mauvais et [hélas]
aimer tout le monde ». 22 « C'est l'Évangile
qui m'effraie » 23 – cette crainte
salutaire qui nous empêche de vivre pour nous- mêmes et qui nous pousse à
transmettre notre commune espérance. De fait, c'était bien l'intention
d'Augustin: dans la situation difficile de l'empire romain, qui menaçait
aussi l'Afrique romaine et qui, à la fin de la vie d'Augustin, la détruisit
tout à fait, transmettre une espérance – l'espérance qui lui venait de la
foi et qui, en totale contradiction avec son tempérament introverti, le
rendit capable de participer de façon résolue et avec toutes ses forces à
l'édification de la cité. Dans le même chapitre des Confessions, où nous
venons de voir le motif décisif de son engagement « pour tous », il écrit:
Le Christ « intercède pour nous, sans lui c'est le désespoir. Elles sont
nombreuses, ces langueurs, et si fortes! Nombreuses et fortes, mais ton
remède est plus grand. En croyant que ton Verbe était beaucoup trop loin de
s'unir à l'homme, nous aurions bien pu désespérer de nous, s'il ne s'était
fait chair, habitant parmi nous ». 24 En raison
de son espérance, Augustin s'est dépensé pour les gens simples et pour sa
ville – il a renoncé à sa noblesse spirituelle et il a prêché et agi de
façon simple pour les gens simples.
30. Résumons ce que nous avons découvert jusqu'à présent au cours de
nos réflexions. Tout au long des jours, l'homme a de nombreuses espérances –
les plus petites ou les plus grandes –, variées selon les diverses périodes
de sa vie. Parfois il peut sembler qu'une de ces espérances le satisfasse
totalement et qu'il n'ait pas besoin d'autres espérances. Dans sa jeunesse,
ce peut être l'espérance d'un grand amour qui le comble; l'espérance d'une
certaine position dans sa profession, de tel ou tel succès déterminant pour
le reste de la vie. Cependant, quand ces espérances se réalisent, il
apparaît clairement qu'en réalité ce n'était pas la totalité. Il paraît
évident que l'homme a besoin d'une espérance qui va au-delà. Il paraît
évident que seul peut lui suffire quelque chose d'infini, quelque chose qui
sera toujours plus que ce qu'il ne peut jamais atteindre. En ce sens, les
temps modernes ont fait grandir l'espérance de l'instauration d'un monde
parfait qui, grâce aux connaissances de la science et à une politique
scientifiquement fondée, semblait être devenue réalisable. Ainsi l'espérance
biblique du règne de Dieu a été remplacée par l'espérance du règne de
l'homme, par l'espérance d'un monde meilleur qui serait le véritable « règne
de Dieu ». Cela semblait finalement l'espérance, grande et réaliste, dont
l'homme avait besoin. Elle était en mesure de mobiliser – pour un certain
temps – toutes les énergies de l'homme; ce grand objectif semblait mériter
tous les engagements. Mais au cours du temps il parut clair que cette
espérance s'éloignait toujours plus. On se rendit compte avant tout que
c'était peut-être une espérance pour les hommes d'après-demain, mais non une
espérance pour moi. Et bien que le « pour tous » fasse partie de la grande
espérance – je ne puis en effet devenir heureux contre les autres et sans
eux – il reste vrai qu'une espérance qui ne me concerne pas personnellement
n'est pas non plus une véritable espérance. Et il est devenu évident qu'il
s'agissait d'une espérance contre la liberté, parce que la situation des
choses humaines dépend pour chaque génération, de manière renouvelée, de la
libre décision des hommes qui la composent. Si, en raison des conditions et
des structures, cette liberté leur était enlevée, le monde, en définitive,
ne serait pas bon, parce qu'un monde sans liberté n'est en rien un monde
bon. Ainsi, bien qu'un engagement continu pour l'amélioration du monde soit
nécessaire, le monde meilleur de demain ne peut être le contenu spécifique
et suffisant de notre espérance. Et toujours à ce propos se pose la
question: Quand le monde est-il « meilleur » ? Qu'est ce qui le rend bon ?
Selon quel critère peut-on évaluer le fait qu'il soit bon ? Et par quels
chemins peut-on parvenir à cette « bonté » ?
31. Ou encore: nous avons besoin des espérances – des plus petites ou
des plus grandes – qui, au jour le jour, nous maintiennent en chemin. Mais
sans la grande espérance, qui doit dépasser tout le reste, elles ne
suffisent pas. Cette grande espérance ne peut être que Dieu seul, qui
embrasse l'univers et qui peut nous proposer et nous donner ce que, seuls,
nous ne pouvons atteindre. Précisément, le fait d'être gratifié d'un don
fait partie de l'espérance. Dieu est le fondement de l'espérance – non pas
n'importe quel dieu, mais le Dieu qui possède un visage humain et qui nous a
aimés jusqu'au bout – chacun individuellement et l'humanité tout entière.
Son Règne n'est pas un au-delà imaginaire, placé dans un avenir qui ne se
réalise jamais; son règne est présent là où il est aimé et où son amour nous
atteint. Seul son amour nous donne la possibilité de persévérer avec
sobriété jour après jour, sans perdre l'élan de l'espérance, dans un monde
qui, par nature, est imparfait. Et, en même temps, son amour est pour nous
la garantie qu'existe ce que nous pressentons vaguement et que, cependant,
nous attendons au plus profond de nous-mêmes: la vie qui est « vraiment »
vie. Cherchons maintenant à concrétiser cette idée dans une dernière partie,
en portant notre attention sur quelques « lieux » d'apprentissage pratique
et d'exercice de l'espérance.
« Lieux » d'apprentissage et d'exercice de
l'espérance
I. La prière comme école de l'espérance
32. Un premier lieu essentiel d'apprentissage de l'espérance est la
prière. Si personne ne m'écoute plus, Dieu m'écoute encore. Si je ne peux
plus parler avec personne, si je ne peux plus invoquer personne – je peux
toujours parler à Dieu. S'il n'y a plus personne qui peut m'aider – là où il
s'agit d'une nécessité ou d'une attente qui dépasse la capacité humaine
d'espérer, Lui peut m'aider. 25 Si je suis
relégué dans une extrême solitude; celui qui prie n'est jamais totalement
seul. De ses treize années de prison, dont neuf en isolement, l'inoubliable
Cardinal Nguyên Van Thuan nous a laissé un précieux petit livre: Prières
d'espérance. Durant treize années de prison, dans une situation de désespoir
apparemment total, l'écoute de Dieu, le fait de pouvoir lui parler,
deviennent pour lui une force croissante d'espérance qui, après sa
libération, lui a permis de devenir pour les hommes, dans le monde entier,
un témoin de l'espérance – de la grande espérance qui ne passe pas, même
dans les nuits de la solitude.
33. De façon très belle, Augustin a illustré la relation profonde
entre prière et espérance dans une homélie sur la Première lettre de Jean.
Il définit la prière comme un exercice du désir. L'homme a été créé pour une
grande réalité – pour Dieu lui- même, pour être rempli de Lui. Mais son cœur
est trop étroit pour la grande réalité qui lui est assignée. Il doit être
élargi. « C'est ainsi que Dieu, en faisant attendre, élargit le désir; en
faisant désirer, il élargit l'âme; en l'élargissant, il augmente sa capacité
de recevoir ». Augustin renvoie à saint Paul qui dit lui-même qu'il vit
tendu vers les choses qui doivent venir
(cf. Ph 3, 13). Puis il utilise une très belle image pour décrire
ce processus d'élargissement et de préparation du cœur humain. « Suppose que
Dieu veut te remplir de miel [symbole de la tendresse de Dieu et de sa
bonté]: si tu es rempli de vinaigre, où mettras-tu ce miel ? » Le vase,
c'est-à-dire le cœur, doit d'abord être élargi et ensuite nettoyé: libéré du
vinaigre et de sa saveur. Cela requiert de l'effort, coûte de la souffrance,
mais c'est seulement ainsi que se réalise l'adaptation à ce à quoi nous
sommes destinés. 26 Même si Augustin ne parle
directement que de la réceptivité pour Dieu, il semble toutefois clair que
dans cet effort, par lequel il se libère du vinaigre et de la saveur du
vinaigre, l'homme ne devient pas libre seulement pour Dieu, mais il s'ouvre
aussi aux autres. En effet, c'est uniquement en devenant fils de Dieu, que
nous pouvons être avec notre Père commun. Prier ne signifie pas sortir de
l'histoire et se retirer dans l'espace privé de son propre bonheur. La façon
juste de prier est un processus de purification intérieure qui nous rend
capables de Dieu et de la sorte capable aussi des hommes. Dans la prière,
l'homme doit apprendre ce qu'il peut vraiment demander à Dieu – ce qui est
aussi digne de Dieu. Il doit apprendre qu'on ne peut pas prier contre
autrui. Il doit apprendre qu'on ne peut pas demander des choses
superficielles et commodes que l'on désire dans l'instant – la fausse petite
espérance qui le conduit loin de Dieu. Il doit purifier ses désirs et ses
espérances. Il doit se libérer des mensonges secrets par lesquels il se
trompe lui-même: Dieu les scrute, et la confrontation avec Dieu oblige
l'homme à les reconnaître lui aussi. « Qui peut discerner ses erreurs ?
Purifie-moi de celles qui m'échappent », prie le Psalmiste
(18 [19], 13). La
non-reconnaissance de la faute, l'illusion d'innocence ne me justifient pas
et ne me sauvent pas, parce que l'engourdissement de la conscience,
l'incapacité de reconnaître le mal comme tel en moi, telle est ma faute.
S'il n'y a pas de Dieu, je dois peut-être me réfugier dans de tels
mensonges, parce qu'il n'y a personne qui puisse me pardonner, personne qui
soit la mesure véritable. Au contraire, la rencontre avec Dieu réveille ma
conscience parce qu'elle ne me fournit plus d'auto-justification, qu'elle
n'est plus une influence de moi- même et de mes contemporains qui me
conditionnent, mais qu'elle devient capacité d'écoute du Bien lui-même.
34. Afin que la prière développe cette force purificatrice, elle
doit, d'une part, être très personnelle, une confrontation de mon moi avec
Dieu, avec le Dieu vivant. D'autre part, cependant, elle doit toujours être
à nouveau guidée et éclairée par les grandes prières de l'Église et des
saints, par la prière liturgique, dans laquelle le Seigneur nous enseigne
continuellement à prier de façon juste. Dans son livre d'Exercices
spirituels, le Cardinal Nguyên Van Thuan a raconté comment dans sa vie il y
avait eu de longues périodes d'incapacité à prier et comment il s'était
accroché aux paroles de la prière de l'Église: au Notre Père, à l'Ave Maria
et aux prières de la liturgie. 27 Dans la
prière, il doit toujours y avoir une association entre prière publique et
prière personnelle. Ainsi nous pouvons parler à Dieu, ainsi Dieu nous parle.
De cette façon se réalisent en nous les purifications grâce auxquelles nous
devenons capables de Dieu et aptes au service des hommes. Ainsi, nous
devenons capables de la grande espérance et nous devenons ministres de
l'espérance pour les autres: l'espérance dans le sens chrétien est toujours
aussi espérance pour les autres. Et elle est une espérance active, par
laquelle nous luttons pour que les choses n'aillent pas vers « une issue
perverse ». Elle est aussi une espérance active dans le sens que nous
maintenons le monde ouvert à Dieu. C'est seulement dans cette perspective
qu'elle demeure également une espérance véritablement humaine.
II. Agir et souffrir comme lieux d'apprentissage de l'espérance
35. Tout agir sérieux et droit de l'homme est espérance en acte. Il
l'est avant tout dans le sens où nous cherchons, de ce fait, à poursuivre
nos espérances, les plus petites ou les plus grandes: régler telle ou telle
tâche qui pour la suite du chemin de notre vie est importante; par notre
engagement, apporter notre contribution afin que le monde devienne un peu
plus lumineux et un peu plus humain, et qu'ainsi les portes s'ouvrent sur
l'avenir. Mais l'engagement quotidien pour la continuation de notre vie et
pour l'avenir de l'ensemble nous épuise ou se change en fanatisme si nous ne
sommes pas éclairés par la lumière d'une espérance plus grande, qui ne peut
être détruite ni par des échecs dans les petites choses ni par
l'effondrement dans des affaires de portée historique. Si nous ne pouvons
espérer plus que ce qui est effectivement accessible d'une fois sur l'autre
ni plus que ce qu'on peut espérer des autorités politiques et économiques,
notre vie se réduit bien vite à être privée d'espérance. Il est important de
savoir ceci: je peux toujours encore espérer, même si apparemment pour ma
vie ou pour le moment historique que je suis en train de vivre, je n'ai plus
rien à espérer. Seule la grande espérance-certitude que, malgré tous les
échecs, ma vie personnelle et l'histoire dans son ensemble sont gardées dans
le pouvoir indestructible de l'Amour et qui, grâce à lui, ont pour lui un
sens et une importance, seule une telle espérance peut dans ce cas donner
encore le courage d'agir et de poursuivre. Assurément, nous ne pouvons pas «
construire » le règne de Dieu de nos propres forces – ce que nous
construisons demeure toujours le règne de l'homme avec toutes les limites
qui sont propres à la nature humaine. Le règne de Dieu est un don, et
justement pour cela il est grand et beau, et il constitue la réponse à
l'espérance. Et nous ne pouvons pas – pour utiliser la terminologie
classique – « mériter » le ciel grâce à « nos propres œuvres ». Il est
toujours plus que ce que nous méritons; il en va de même pour le fait d'être
aimé qui n'est jamais une chose « méritée », mais toujours un don.
Cependant, avec toute notre conscience de la « plus-value » du « ciel », il
n'en reste pas moins toujours vrai que notre agir n'est pas indifférent
devant Dieu et qu'il n'est donc pas non plus indifférent pour le déroulement
de l'histoire. Nous pouvons nous ouvrir nous-mêmes, ainsi que le monde, à
l'entrée de Dieu: de la vérité, de l'amour, du bien. C'est ce qu'ont fait
les saints, qui, comme « collaborateurs de Dieu », ont contribué au salut du
monde (cf. 1 Co 3, 9; 1 Th 3, 2).
Nous pouvons libérer notre vie et le monde des empoisonnements et des
pollutions qui pourraient détruire le présent et l'avenir. Nous pouvons
découvrir et tenir propres les sources de la création et ainsi, avec la
création qui nous précède comme don, faire ce qui est juste selon ses
exigences intrinsèques et sa finalité. Cela garde aussi un sens si, à ce
qu'il semble, nous ne réussissons pas ou nous paraissons désarmés face à la
puissance de forces hostiles. Ainsi, d'un côté, une espérance pour nous et
pour les autres jaillit de notre agir; de l'autre, cependant, c'est la
grande espérance appuyée sur les promesses de Dieu qui, dans les bons
moments comme dans les mauvais, nous donne courage et oriente notre agir.
36. Comme l'agir, la souffrance fait aussi partie de l'existence
humaine. Elle découle, d'une part, de notre finitude et, de l'autre, de la
somme de fautes qui, au cours de l'histoire, s'est accumulée et qui encore
aujourd'hui grandit sans cesse. Il faut certainement faire tout ce qui est
possible pour atténuer la souffrance: empêcher, dans la mesure où cela est
possible, la souffrance des innocents; calmer les douleurs; aider à
surmonter les souffrances psychiques. Autant de devoirs aussi bien de la
justice que de l'amour qui rentrent dans les exigences fondamentales de
l'existence chrétienne et de toute vie vraiment humaine. Dans la lutte
contre la douleur physique, on a réussi à faire de grands progrès; la
souffrance des innocents et aussi les souffrances psychiques ont plutôt
augmenté au cours des dernières décennies. Oui, nous devons tout faire pour
surmonter la souffrance, mais l'éliminer complètement du monde n'est pas
dans nos possibilités – simplement parce que nous ne pouvons pas nous
extraire de notre finitude et parce qu'aucun de nous n'est en mesure
d'éliminer le pouvoir du mal, de la faute, qui – nous le voyons – est
continuellement source de souffrance. Dieu seul pourrait le réaliser: seul
un Dieu qui entre personnellement dans l'histoire en se faisant homme et qui
y souffre. Nous savons que ce Dieu existe et donc que ce pouvoir qui «
enlève le péché du monde » (Jn 1, 29)
est présent dans le monde. Par la foi dans l'existence de ce pouvoir,
l'espérance de la guérison du monde est apparue dans l'histoire. Mais il
s'agit précisément d'espérance et non encore d'accomplissement; espérance
qui nous donne le courage de nous mettre du côté du bien même là où cela
semble sans espérance, avec la certitude que, faisant partie du déroulement
de l'histoire comme cela apparaît extérieurement, le pouvoir de la faute
demeure aussi dans l'avenir une présence terrible.
37. Revenons à notre thème. Nous pouvons chercher à limiter la
souffrance, à lutter contre elle, mais nous ne pouvons pas l'éliminer.
Justement là où les hommes, dans une tentative d'éviter toute souffrance,
cherchent à se soustraire à tout ce qui pourrait signifier souffrance, là où
ils veulent s'épargner la peine et la douleur de la vérité, de l'amour, du
bien, ils s'enfoncent dans une existence vide, dans laquelle peut-être
n'existe pratiquement plus de souffrance, mais où il y a d'autant plus
l'obscure sensation du manque de sens et de la solitude. Ce n'est pas le
fait d'esquiver la souffrance, de fuir devant la douleur, qui guérit
l'homme, mais la capacité d'accepter les tribulations et de mûrir par elles,
d'y trouver un sens par l'union au Christ, qui a souffert avec un amour
infini. Dans ce contexte, je voudrais citer quelques phrases d'une lettre du
martyr vietnamien Paul Le-Bao-Tinh (mort en 1857), dans lesquelles devient
évidente cette transformation de la souffrance par la force de l'espérance
qui provient de la foi. « Moi, Paul, lié de chaînes pour le Christ, je veux
vous raconter les tribulations dans lesquelles je suis chaque jour enseveli,
afin qu'embrasés de l'amour divin, vous bénissiez avec moi le Seigneur,
parce que dans tous les siècles est sa miséricorde
(cf. Ps 135 [136], 3). Cette
prison est vraiment une vive figure de l'enfer éternel. Aux liens, aux
cangues et aux entraves viennent s'ajouter des colères, des vengeances, des
malédictions, des conversations impures, des rixes, des actes mauvais, des
serments injustes, des médisances, auxquels se joignent aussi l'ennui et la
tristesse. Mais celui qui a déjà délivré les trois enfants des flammes
ardentes est aussi demeuré avec moi; il m'a délivré de ces maux et il me les
convertit en douceur, parce que dans tous les siècles est sa miséricorde.
Par la grâce de Dieu, au milieu de ces supplices qui ont coutume d'attrister
les autres, je suis rempli de gaieté et de joie, parce que je ne suis pas
seul, mais le Christ est avec moi [...]. Comment puis-je vivre, voyant
chaque jour les tyrans et leurs satellites infidèles blasphémer ton saint
nom, toi, Seigneur, qui es assis au milieu des Chérubins
(cf. Ps 79 [80], 2) et des Séraphins ? Vois ta croix foulée aux
pieds des mécréants. Où est ta gloire ? À cette vue, enflammé de ton amour,
j'aime mieux mourir et que mes membres soient coupés en morceaux en
témoignage de mon amour pour toi, Seigneur. Montre ta puissance, délivre-moi
et aide-moi, afin que, dans ma faiblesse, ta force se fasse sentir et soit
glorifiée devant le monde [...]. En entendant ces choses, vous rendrez,
remplis de joie, d'immortelles actions de grâces à Dieu, auteur de tous les
dons, et vous le bénirez avec moi, parce que dans tous les siècles est sa
miséricorde [...]. Je vous écris ces choses pour que nous unissions votre
foi et la mienne: au milieu de ces tempêtes, je jette une ancre qui va
jusqu'au trône de Dieu; c'est l'espérance qui vit toujours en mon cœur ».
28 C'est une lettre de l'enfer. S'y manifeste
toute l'horreur d'un camp de concentration, dans lequel, aux tourments de la
part des tyrans, s'ajoute le déchaînement du mal dans les victimes
elles-mêmes qui, de cette façon, deviennent ensuite des instruments de la
cruauté des bourreaux. C'est une lettre de l'enfer, mais en elle se réalise
la parole du psaume: « Je gravis les cieux: tu es là; je descends chez les
morts: te voici. J'avais dit: “Les ténèbres m'écrasent...”, “...même les
ténèbres pour toi ne sont pas ténèbres, et la nuit comme le jour est
lumière” » (138 [139], 8-12, voir aussi Ps
22 [23], 4). Le Christ est descendu en « enfer » et ainsi il est
proche de celui qui y est jeté, transformant pour lui les ténèbres en
lumière. La souffrance, les tourments restent terribles et quasi
insupportables. Cependant l'étoile de l'espérance s'est levée – l'ancre du
cœur arrive au trône de Dieu. Le mal n'est pas déchaîné dans l'homme, mais
la lumière vainc: la souffrance – sans cesser d'être souffrance – devient
malgré tout chant de louange.
38. La mesure de l'humanité se détermine essentiellement dans son
rapport à la souffrance et à celui qui souffre. Cela vaut pour chacun comme
pour la société. Une société qui ne réussit pas à accepter les souffrants et
qui n'est pas capable de contribuer, par la compassion, à faire en sorte que
la souffrance soit partagée et portée aussi intérieurement est une société
cruelle et inhumaine. Cependant, la société ne peut accepter les souffrants
et les soutenir dans leur souffrance, si chacun n'est pas lui-même capable
de cela et, d'autre part, chacun ne peut accepter la souffrance de l'autre
si lui-même personnellement ne réussit pas à trouver un sens à la
souffrance, un chemin de purification et de maturation, un chemin
d'espérance. Accepter l'autre qui souffre signifie, en effet, assumer en
quelque manière sa souffrance, de façon qu'elle devienne aussi la mienne.
Mais parce que maintenant elle est devenue souffrance partagée, dans
laquelle il y a la présence d'un autre, cette souffrance est pénétrée par la
lumière de l'amour. La parole latine consolatio, consolation,
l'exprime de manière très belle, suggérant un être-avec dans la solitude,
qui alors n'est plus solitude. Ou encore la capacité d'accepter la
souffrance par amour du bien, de la vérité et de la justice est constitutive
de la mesure de l'humanité, parce que si, en définitive, mon bien-être, mon
intégrité sont plus importants que la vérité et la justice, alors la
domination du plus fort l'emporte; alors règnent la violence et le mensonge.
La vérité et la justice doivent être au-dessus de mon confort et de mon
intégrité physique, autrement ma vie elle-même devient mensonge. Et enfin,
le « oui » à l'amour est aussi source de souffrance, parce que l'amour exige
toujours de sortir de mon moi, où je me laisse émonder et blesser. L'amour
ne peut nullement exister sans ce renoncement qui m'est aussi douloureux à
moi-même, autrement il devient pur égoïsme et, de ce fait, il s'annule lui-
même comme tel.
39. Souffrir avec l'autre, pour les autres; souffrir par amour de la
vérité et de la justice; souffrir à cause de l'amour et pour devenir une
personne qui aime vraiment – ce sont des éléments fondamentaux d'humanité;
leur abandon détruirait l'homme lui-même. Mais encore une fois surgit la
question: en sommes-nous capables ? L'autre est-il suffisamment important
pour que je devienne pour lui une personne qui souffre ? La vérité est-elle
pour moi si importante pour payer la souffrance ? La promesse de l'amour
est-elle si grande pour justifier le don de moi-même ? À la foi chrétienne,
dans l'histoire de l'humanité, revient justement ce mérite d'avoir suscité
dans l'homme d'une manière nouvelle et à une profondeur nouvelle la capacité
de souffrir de la sorte, qui est décisive pour son humanité. La foi
chrétienne nous a montré que vérité, justice, amour ne sont pas simplement
des idéaux, mais des réalités de très grande densité. Elle nous a montré en
effet que Dieu – la Vérité et l'Amour en personne – a voulu souffrir pour
nous et avec nous. Bernard de Clairvaux a forgé l'expression merveilleuse:
Impassibilis est Deus, sed non incompassibilis, 29
Dieu ne peut pas souffrir, mais il peut compatir. L'homme a pour Dieu une
valeur si grande que Lui-même s'est fait homme pour pouvoir compatir avec
l'homme de manière très réelle, dans la chair et le sang, comme cela nous
est montré dans le récit de la Passion de Jésus. De là, dans toute
souffrance humaine est entré quelqu'un qui partage la souffrance et la
patience; de là se répand dans toute souffrance la consolatio; la
consolation de l'amour participe de Dieu et ainsi surgit l'étoile de
l'espérance. Certainement, dans nos multiples souffrances et épreuves nous
avons toujours besoin aussi de nos petites ou de nos grandes espérances –
d'une visite bienveillante, de la guérison des blessures internes et
externes, de la solution positive d'une crise, et ainsi de suite. Dans les
petites épreuves, ces formes d'espérance peuvent aussi être suffisantes.
Mais dans les épreuves vraiment lourdes, où je dois faire mienne la décision
définitive de placer la vérité avant le bien- être, la carrière, la
possession, la certitude de la véritable, de la grande espérance, dont nous
avons parlé, devient nécessaire. Pour cela nous avons aussi besoin de
témoins, de martyrs, qui se sont totalement donnés, pour qu'ils puissent
nous le montrer – jour après jour. Nous en avons besoin pour préférer, même
dans les petits choix de la vie quotidienne, le bien à la commodité –
sachant que c'est justement ainsi que nous vivons vraiment notre vie.
Disons-le encore une fois: la capacité de souffrir par amour de la vérité
est la mesure de l'humanité; cependant, cette capacité de souffrir dépend du
genre et de la mesure de l'espérance que nous portons en nous et sur
laquelle nous construisons. Les saints ont pu parcourir le grand chemin de
l'être-homme à la façon dont le Christ l'a parcouru avant nous, parce qu'ils
étaient remplis de la grande espérance.
40. Je voudrais encore ajouter une petite annotation qui n'est pas du
tout insignifiante pour les événements de chaque jour. La pensée de pouvoir
« offrir » les petites peines du quotidien, qui nous touchent toujours de
nouveau comme des piqûres plus ou moins désagréables, leur attribuant ainsi
un sens, était une forme de dévotion, peut-être moins pratiquée aujourd'hui,
mais encore très répandue il n'y a pas si longtemps. Dans cette dévotion, il
y avait certainement des choses exagérées et peut-être aussi malsaines, mais
il faut se demander si quelque chose d'essentiel qui pourrait être une aide
n'y était pas contenu de quelque manière. Que veut dire « offrir » ? Ces
personnes étaient convaincues de pouvoir insérer dans la grande compassion
du Christ leurs petites peines, qui entraient ainsi d'une certaine façon
dans le trésor de compassion dont le genre humain a besoin. De cette manière
aussi les petits ennuis du quotidien pourraient acquérir un sens et
contribuer à l'économie du bien, de l'amour entre les hommes. Peut-être
devrions-nous nous demander vraiment si une telle chose ne pourrait pas
redevenir une perspective judicieuse pour nous aussi.
III. Le Jugement comme lieu d'apprentissage et d'exercice de l'espérance
41. Dans le grand Credo de l'Église, la partie centrale, qui traite
du mystère du Christ à partir de sa naissance éternelle du Père et de sa
naissance temporelle de la Vierge Marie pour arriver par la croix et la
résurrection jusqu'à son retour, se conclut par les paroles: « Il reviendra
dans la gloire pour juger les vivants et les morts ». Déjà dès les tout
premiers temps, la perspective du Jugement a influencé les chrétiens jusque
dans leur vie quotidienne en tant que critère permettant d'ordonner la vie
présente, comme appel à leur conscience et, en même temps, comme espérance
dans la justice de Dieu. La foi au Christ n'a jamais seulement regardé en
arrière ni jamais seulement vers le haut, mais toujours aussi en avant vers
l'heure de la justice que le Seigneur avait annoncé plusieurs fois. Ce
regard en avant a conféré au christianisme son importance pour le présent.
Dans la structure des édifices sacrés chrétiens, qui voulaient rendre
visible l'ampleur historique et cosmique de la foi au Christ, il devint
habituel de représenter sur le côté oriental le Seigneur qui revient comme
roi – l'image de l'espérance –, sur le côté occidental, par contre, le
jugement final comme image de la responsabilité pour notre existence, une
représentation qui regardait et accompagnait les fidèles sur le chemin de
leur vie quotidienne. Cependant, dans le développement de l'iconographie, on
a ensuite donné toujours plus d'importance à l'aspect menaçant et lugubre du
Jugement, qui évidemment fascinait les artistes plus que la splendeur de
l'espérance, souvent excessivement cachée sous la menace.
42. À l'époque moderne, la préoccupation du Jugement final s'estompe:
la foi chrétienne est individualisée et elle est orientée surtout vers le
salut personnel de l'âme; la réflexion sur l'histoire universelle, au
contraire, est en grande partie dominée par la préoccupation du progrès.
Toutefois, le contenu fondamental de l'attente du jugement n'a pas
simplement disparu. Maintenant il prend une forme totalement différente.
L'athéisme des XIXe et XXe siècles est, selon ses racines et sa finalité, un
moralisme: une protestation contre les injustices du monde et de l'histoire
universelle. Un monde dans lequel existe une telle quantité d'injustice, de
souffrance des innocents et de cynisme du pouvoir ne peut être l'œuvre d'un
Dieu bon. Le Dieu qui aurait la responsabilité d'un monde semblable ne
serait pas un Dieu juste et encore moins un Dieu bon. C'est au nom de la
morale qu'il faut contester ce Dieu. Puisqu'il n'y a pas de Dieu qui crée
une justice, il semble que l'homme lui-même soit maintenant appelé à établir
la justice. Si face à la souffrance de ce monde la protestation contre Dieu
est compréhensible, la prétention que l'humanité puisse et doive faire ce
qu'aucun Dieu ne fait ni est en mesure de faire est présomptueuse et
fondamentalement fausse. Que d'une telle prétention s'ensuivent les plus
grandes cruautés et les plus grandes violations de la justice n'est pas un
hasard, mais est fondé sur la fausseté intrinsèque de cette prétention. Un
monde qui doit se créer de lui-même sa justice est un monde sans espérance.
Personne et rien ne répondent pour la souffrance des siècles. Personne et
rien ne garantissent que le cynisme du pouvoir – sous n'importe quel
habillage idéologique conquérant qu'il se présente – ne continue à commander
dans le monde. Ainsi les grands penseurs de l'école de Francfort, Max
Horkheimer et Theodor W. Adorno, ont critiqué de la même façon l'athéisme et
le théisme. Horkheimer a radicalement exclu que puisse être trouvé un
quelconque succédané immanent pour Dieu, refusant cependant en même temps
l'image du Dieu bon et juste. Dans une radicalisation extrême de l'interdit
vétéro-testamentaire des images, il parle de la « nostalgie du totalement
autre » qui demeure inaccessible – un cri du désir adressé à l'histoire
universelle. De même, Adorno s'est conformé résolument à ce refus de toute
image qui, précisément, exclus aussi l'« image » du Dieu qui aime. Mais il a
aussi toujours de nouveau souligné cette dialectique « négative » et il a
affirmé que la justice, une vraie justice, demanderait un monde « dans
lequel non seulement la souffrance présente serait anéantie, mais que serait
aussi révoqué ce qui est irrémédiablement passé ». 30
Cependant, cela signifierait – exprimé en symboles positifs et donc pour lui
inappropriés – que la justice ne peut être pour nous sans résurrection des
morts. Néanmoins, une telle perspective comporterait « la résurrection de la
chair, une chose qui est toujours restée étrangère à l'idéalisme, au règne
de l'esprit absolu ». 31
43. Du refus rigoureux de toute image, qui fait partie du premier
Commandement de Dieu (cf. Ex 20, 4),
le chrétien lui aussi peut et doit apprendre toujours de nouveau. La vérité
de la théologie négative a été mise en évidence au IVe Concile du Latran,
qui a déclaré explicitement que, aussi grande que puisse être la
ressemblance constatée entre le Créateur et la créature, la dissemblance est
toujours plus grande entre eux. 32 Pour le
croyant, cependant, le renoncement à toute image ne peut aller jusqu'à
devoir s'arrêter, comme le voudraient Horkheimer et Adorno, au « non » des
deux thèses, au théisme et à l'athéisme. Dieu lui-même s'est donné une «
image »: dans le Christ qui s'est fait homme. En Lui, le Crucifié, la
négation des fausses images de Dieu est portée à l'extrême. Maintenant Dieu
révèle son propre Visage dans la figure du souffrant qui partage la
condition de l'homme abandonné de Dieu, la prenant sur lui. Ce souffrant
innocent est devenu espérance-certitude: Dieu existe et Dieu sait créer la
justice d'une manière que nous ne sommes pas capables de concevoir et que,
cependant, dans la foi nous pouvons pressentir. Oui, la résurrection de la
chair existe. 33 Une justice existe.
34 La « révocation » de la souffrance passée, la
réparation qui rétablit le droit existent. C'est pourquoi la foi dans le
Jugement final est avant tout et surtout espérance – l'espérance dont la
nécessité a justement été rendue évidente dans les bouleversements des
derniers siècles. Je suis convaincu que la question de la justice constitue
l'argument essentiel, en tout cas l'argument le plus fort, en faveur de la
foi dans la vie éternelle. Le besoin seulement individuel d'une satisfaction
qui dans cette vie nous est refusée, de l'immortalité de l'amour que nous
attendons, est certainement un motif important pour croire que l'homme est
fait pour l'éternité, mais seulement en liaison avec le fait qu'il est
impossible que l'injustice de l'histoire soit la parole ultime, la nécessité
du retour du Christ et de la vie nouvelle devient totalement convaincante.
44. La protestation contre Dieu au nom de la justice ne sert à rien.
Un monde sans Dieu est un monde sans espérance
(cf. Ep 2, 12). Seul Dieu peut créer la justice. Et la foi nous
donne la certitude qu'Il le fait. L'image du Jugement final est en premier
lieu non pas une image terrifiante, mais une image d'espérance; pour nous
peut-être même l'image décisive de l'espérance. Mais n'est-ce pas peut-être
aussi une image de crainte ? Je dirais: c'est une image qui appelle à la
responsabilité. Ensuite, une image de cette crainte dont saint Hilaire dit
que chacune de nos craintes a sa place dans l'amour. 35
Dieu est justice et crée la justice. C'est cela notre consolation et notre
espérance. Mais dans sa justice il y a aussi en même temps la grâce. Nous le
savons en tournant notre regard vers le Christ crucifié et ressuscité.
Justice et grâce doivent toutes les deux être vues dans leur juste relation
intérieure. La grâce n'exclut pas la justice. Elle ne change pas le tort en
droit. Ce n'est pas une éponge qui efface tout, de sorte que tout ce qui
s'est fait sur la terre finisse par avoir toujours la même valeur. Par
exemple, dans son roman « Les frères Karamazov », Dostoïevski a protesté
avec raison contre une telle typologie du ciel et de la grâce. À la fin, au
banquet éternel, les méchants ne siégeront pas indistinctement à table à
côté des victimes, comme si rien ne s'était passé. Je voudrais sur ce point
citer un texte de Platon qui exprime un pressentiment du juste jugement qui,
en grande partie, demeure aussi vrai et salutaire pour le chrétien. Même
avec des images mythologiques, qui cependant rendent la vérité avec une
claire évidence, il dit qu'à la fin les âmes seront nues devant le juge.
Alors ce qu'elles étaient dans l'histoire ne comptera plus, mais seulement
ce qu'elles sont en vérité. « Souvent, mettant la main sur le Grand Roi ou
sur quelque autre prince ou dynaste, il constate qu'il n'y a pas une seule
partie de saine dans son âme, qu'elle est toute lacérée et ulcérée par les
parjures et les injustices [...], que tout est déformé par les mensonges et
la vanité, et que rien n'y est droit parce qu'elle a vécu hors de la vérité,
que la licence enfin, la mollesse, l'orgueil, l'intempérance de sa conduite
l'ont rempli de désordre et de laideur: à cette vue, Rhadamante l'envoie
aussitôt déchue de ses droits, dans la prison, pour y subir les peines
appropriées [...]; quelquefois, il voit une autre âme, qu'il reconnaît comme
ayant vécu saintement dans le commerce de la vérité. [...] Il en admire la
beauté et l'envoie aux îles des Bienheureux ». 36
Dans la parabole du riche bon vivant et du pauvre Lazare
(cf. Lc 16, 19-31), Jésus nous a
présenté en avertissement l'image d'une telle âme ravagée par l'arrogance et
par l'opulence, qui a créé elle-même un fossé infranchissable entre elle et
le pauvre; le fossé de l'enfermement dans les plaisirs matériels; le fossé
de l'oubli de l'autre, de l'incapacité à aimer, qui se transforme maintenant
en une soif ardente et désormais irrémédiable. Nous devons relever ici que
Jésus dans cette parabole ne parle pas du destin définitif après le Jugement
universel, mais il reprend une conception qui se trouve, entre autre, dans
le judaïsme ancien, à savoir la conception d'une condition intermédiaire
entre mort et résurrection, un état dans lequel la sentence dernière manque
encore.
45. Cette idée vétéro-juive de la condition intermédiaire inclut
l'idée que les âmes ne se trouvent pas simplement dans une sorte de
détention provisoire, mais subissent déjà une punition, comme le montre la
parabole du riche bon vivant, ou au contraire jouissent déjà de formes
provisoires de béatitude. Et enfin il y a aussi l'idée que, dans cet état,
sont possibles des purifications et des guérisons qui rendent l'âme mûre
pour la communion avec Dieu. L'Église primitive a repris ces conceptions, à
partir desquelles ensuite, dans l'Église occidentale, s'est développée petit
à petit la doctrine du purgatoire. Nous n'avons pas besoin de faire ici un
examen des chemins historiques compliqués de ce développement;
demandons-nous seulement de quoi il s'agit réellement. Avec la mort, le
choix de vie fait par l'homme devient définitif – sa vie est devant le Juge.
Son choix, qui au cours de toute sa vie a pris forme, peut avoir diverses
caractéristiques. Il peut y avoir des personnes qui ont détruit totalement
en elles le désir de la vérité et la disponibilité à l'amour. Des personnes
en qui tout est devenu mensonge; des personnes qui ont vécu pour la haine et
qui en elles-mêmes ont piétiné l'amour. C'est une perspective terrible, mais
certains personnages de notre histoire laissent distinguer de façon
effroyable des profils de ce genre. Dans de semblables individus, il n'y
aurait plus rien de remédiable et la destruction du bien serait irrévocable:
c'est cela qu'on indique par le mot « enfer ». 37
D'autre part, il peut y avoir des personnes très pures, qui se sont laissées
entièrement pénétrer par Dieu et qui, par conséquent, sont totalement
ouvertes au prochain – personnes dont la communion avec Dieu oriente déjà
dès maintenant l'être tout entier et dont le fait d'aller vers Dieu conduit
seulement à l'accomplissement de ce qu'elles sont désormais.
38
46. Selon nos expériences, cependant, ni un cas ni l'autre ne sont la
normalité dans l'existence humaine. Chez la plupart des hommes – comme nous
pouvons le penser – demeure présente au plus profond de leur être une ultime
ouverture intérieure pour la vérité, pour l'amour, pour Dieu. Cependant,
dans les choix concrets de vie, elle est recouverte depuis toujours de
nouveaux compromis avec le mal – beaucoup de saleté recouvre la pureté, dont
cependant la soif demeure et qui, malgré cela, émerge toujours de nouveau de
toute la bassesse et demeure présente dans l'âme. Qu'est-ce qu'il advient de
tels individus lorsqu'ils comparaissent devant le juge ? Toutes les choses
sales qu'ils ont accumulées dans leur vie deviendront-elles peut-être d'un
coup insignifiantes ? Ou qu'arrivera-t-il d'autre ? Dans la Première lettre
aux Corinthiens, saint Paul nous donne une idée de l'impact différent du
jugement de Dieu sur l'homme selon son état. Il le fait avec des images qui
veulent en quelque sorte exprimer l'invisible, sans que nous puissions
transformer ces images en concepts – simplement parce que nous ne pouvons
pas jeter un regard dans le monde au-delà de la mort et parce que nous n'en
avons aucune expérience. Paul dit avant tout de l'expérience chrétienne
qu'elle est construite sur un fondement commun: Jésus Christ. Ce fondement
résiste. Si nous sommes demeurés fermes sur ce fondement et que nous avons
construit sur lui notre vie, nous savons que ce fondement ne peut plus être
enlevé, pas même dans la mort. Puis Paul continue: « On peut poursuivre la
construction avec de l'or, de l'argent ou de la belle pierre, avec du bois,
de l'herbe ou du chaume, mais l'ouvrage de chacun sera mis en pleine lumière
au jour du jugement. Car cette révélation se fera par le feu, et c'est le
feu qui permettra d'apprécier la qualité de l'ouvrage de chacun. Si
l'ouvrage construit par quelqu'un résiste, celui-là recevra un salaire; s'il
est détruit par le feu, il perdra son salaire. Et lui- même sera sauvé, mais
comme s'il était passé à travers un feu »
(3, 12-15). Dans ce texte, en tout cas, il devient évident que le
sauvetage des hommes peut avoir des formes diverses; que certaines choses
édifiées peuvent brûler totalement; que pour se sauver il faut traverser
soi-même le « feu » pour devenir définitivement capable de Dieu et pour
pouvoir prendre place à la table du banquet nuptial éternel.
47. Certains théologiens récents sont de l'avis que le feu qui brûle
et en même temps sauve est le Christ lui-même, le Juge et Sauveur. La
rencontre avec Lui est l'acte décisif du Jugement. Devant son regard
s'évanouit toute fausseté. C'est la rencontre avec Lui qui, nous brûlant,
nous transforme et nous libère pour nous faire devenir vraiment nous-mêmes.
Les choses édifiées durant la vie peuvent alors se révéler paille sèche,
vantardise vide et s'écrouler. Mais dans la souffrance de cette rencontre,
où l'impur et le malsain de notre être nous apparaissent évidents, se trouve
le salut. Le regard du Christ, le battement de son cœur nous guérissent
grâce à une transformation certainement douloureuse, comme « par le feu ».
Cependant, c'est une heureuse souffrance, dans laquelle le saint pouvoir de
son amour nous pénètre comme une flamme, nous permettant à la fin d'être
totalement nous- mêmes et avec cela totalement de Dieu. Ainsi se rend
évidente aussi la compénétration de la justice et de la grâce: notre façon
de vivre n'est pas insignifiante, mais notre saleté ne nous tache pas
éternellement, si du moins nous sommes demeurés tendus vers le Christ, vers
la vérité et vers l'amour. En fin de compte, cette saleté a déjà été brûlée
dans la Passion du Christ. Au moment du Jugement, nous expérimentons et nous
accueillons cette domination de son amour sur tout le mal dans le monde et
en nous. La souffrance de l'amour devient notre salut et notre joie. Il est
clair que la « durée » de cette brûlure qui transforme, nous ne pouvons la
calculer avec les mesures chronométriques de ce monde. Le « moment »
transformant de cette rencontre échappe au chronométrage terrestre – c'est
le temps du cœur, le temps du « passage » à la communion avec Dieu dans le
Corps du Christ. 39 Le Jugement de Dieu est
espérance, aussi bien parce qu'il est justice que parce qu'il est grâce.
S'il était seulement grâce qui rend insignifiant tout ce qui est terrestre,
Dieu resterait pour nous un débiteur de la réponse à la question concernant
la justice – question décisive pour nous face à l'histoire et face à Dieu
lui-même. S'il était pure justice, il pourrait être à la fin pour nous tous
seulement un motif de peur. L'incarnation de Dieu dans le Christ a tellement
lié l'une à l'autre – justice et grâce – que la justice est établie avec
fermeté: nous attendons tous notre salut « dans la crainte de Dieu et en
tremblant » (Ph 2, 12). Malgré
cela, la grâce nous permet à tous d'espérer et d'aller pleins de confiance à
la rencontre du Juge que nous connaissons comme notre « avocat » (parakletos)
(cf. 1 Jn 2, 1).
48. Un motif doit encore être mentionné ici, parce qu'il est
important pour la pratique de l'espérance chrétienne. Dans le judaïsme
ancien, il existe aussi l'idée qu'on peut venir en aide aux défunts dans
leur condition intermédiaire par la prière
(cf. par exemple 2 M 12, 38-45: 1er s. av.
JC). La pratique correspondante a été adoptée très spontanément
par les chrétiens et elle est commune à l'Église orientale et occidentale.
L'Orient ignore la souffrance purificatrice et expiatrice des âmes dans «
l'au-delà », mais connaît, de fait, divers degrés de béatitude ou aussi de
souffrance dans la condition intermédiaire. Cependant, grâce à
l'Eucharistie, à la prière et à l'aumône, « repos et fraîcheur » peuvent
être donnés aux âmes des défunts. Que l'amour puisse parvenir jusqu'à
l'au-delà, que soit possible un mutuel donner et recevoir, dans lequel les
uns et les autres demeurent unis par des liens d'affection au delà des
limites de la mort – cela a été une conviction fondamentale de la chrétienté
à travers tous les siècles et reste aussi aujourd'hui une expérience
réconfortante. Qui n'éprouverait le besoin de faire parvenir à ses proches
déjà partis pour l'au-delà un signe de bonté, de gratitude ou encore de
demande de pardon ? À présent on pourrait enfin se demander: si le «
purgatoire » consiste simplement à être purifiés par le feu dans la
rencontre avec le Seigneur, Juge et Sauveur, comment alors une tierce
personne peut-elle intervenir, même si elle est particulièrement proche de
l'autre ? Quand nous posons une telle question, nous devrions nous rendre
compte qu'aucun homme n'est une monade fermée sur elle-même. Nos existences
sont en profonde communion entre elles, elles sont reliées l'une à l'autre
au moyen de multiples interactions. Nul ne vit seul. Nul ne pèche seul. Nul
n'est sauvé seul. Continuellement la vie des autres entre dans ma vie: en ce
que je pense, dis, fais, réalise. Et vice-versa, ma vie entre dans celle des
autres: dans le mal comme dans le bien. Ainsi mon intercession pour
quelqu'un n'est pas du tout quelque chose qui lui est étranger, extérieur,
pas même après la mort. Dans l'inter-relation de l'être, le remerciement que
je lui adresse, ma prière pour lui peuvent signifier une petite étape de sa
purification. Et avec cela il n'y a pas besoin de convertir le temps
terrestre en temps de Dieu: dans la communion des âmes le simple temps
terrestre est dépassé. Il n'est jamais trop tard pour toucher le cœur de
l'autre et ce n'est jamais inutile. Ainsi s'éclaire ultérieurement un
élément important du concept chrétien d'espérance. Notre espérance est
toujours essentiellement aussi espérance pour les autres; c'est seulement
ainsi qu'elle est vraiment espérance pour moi. 40
En tant que chrétiens nous ne devrions jamais nous demander seulement:
comment puis-je me sauver moi-même? Nous devrions aussi nous demander: que
puis-je faire pour que les autres soient sauvés et que surgisse aussi pour
les autres l'étoile de l'espérance ? Alors j'aurai fait le maximum pour mon
salut personnel.
Marie, étoile de l'espérance
49. Par une hymne du VIIe - IXe siècle, donc depuis plus de mille
ans, l'Église salue Marie, Mère de Dieu, comme « étoile de la mer »: Ave
maris stella. La vie humaine est un chemin. Vers quelle fin? Comment en
trouvons-nous la route ? La vie est comme un voyage sur la mer de
l'histoire, souvent obscur et dans l'orage, un voyage dans lequel nous
scrutons les astres qui nous indiquent la route. Les vraies étoiles de notre
vie sont les personnes qui ont su vivre dans la droiture. Elles sont des
lumières d'espérance. Certainement, Jésus Christ est la lumière par
antonomase, le soleil qui se lève sur toutes les ténèbres de l'histoire.
Mais pour arriver jusqu'à Lui nous avons besoin aussi de lumières proches –
de personnes qui donnent une lumière en la tirant de sa lumière et qui
offrent ainsi une orientation pour notre traversée. Et quelle personne
pourrait plus que Marie être pour nous l'étoile de l'espérance – elle qui
par son « oui » ouvrit à Dieu lui-même la porte de notre monde; elle qui
devint la vivante Arche de l'Alliance, dans laquelle Dieu se fit chair,
devint l'un de nous, planta sa tente au milieu de nous
(cf. Jn 1, 14) ? C'est ainsi que
nous nous adressons à elle:
50. Sainte Marie, tu appartenais aux âmes humbles et grandes en
Israël qui, comme Syméon, attendaient « la consolation d'Israël »
(Lc 2, 25) et qui, comme Anne
attendaient « la délivrance de Jérusalem »
(Lc 2, 38). Tu vivais en contact
intime avec les Saintes Écritures d'Israël, qui parlaient de l'espérance –
de la promesse faite à Abraham et à sa descendance
(cf. Lc 1, 55). Ainsi nous comprenons la sainte crainte qui
t'assaillit, quand l'ange du Seigneur entra dans ta maison et te dit que tu
mettrais au jour Celui qui était l'espérance d'Israël et l'attente du monde.
Par toi, par ton « oui », l'espérance des millénaires devait devenir
réalité, entrer dans ce monde et dans son histoire. Toi tu t'es inclinée
devant la grandeur de cette mission et tu as dit « oui »: « Voici la
servante du Seigneur; que tout se passe pour moi selon ta parole »
(Lc 1, 38). Quand remplie d'une
sainte joie tu as traversé en hâte les monts de Judée pour rejoindre ta
parente Élisabeth, tu devins l'image de l'Église à venir qui, dans son sein,
porte l'espérance du monde à travers les monts de l'histoire. Mais à côté de
la joie que, dans ton Magnificat, par les paroles et par le chant tu as
répandu dans les siècles, tu connaissais également les affirmations obscures
des prophètes sur la souffrance du serviteur de Dieu en ce monde. Sur la
naissance dans l'étable de Bethléem brilla la splendeur des anges qui
portaient la bonne nouvelle aux bergers, mais en même temps on a par trop
fait en ce monde l'expérience de la pauvreté de Dieu. Le vieillard Syméon te
parla de l'épée qui transpercerait ton cœur
(cf. Lc 2, 35), du signe de
contradiction que ton Fils serait dans ce monde. Quand ensuite commença
l'activité publique de Jésus, tu as dû te mettre à l'écart, afin que puisse
grandir la nouvelle famille, pour la constitution de laquelle Il était venu
et qui devrait se développer avec l'apport de ceux qui écouteraient et
observeraient sa parole (cf. Lc 11, 27s.).
Malgré toute la grandeur et la joie des tout débuts de l'activité de Jésus,
toi, tu as dû faire, déjà dans la synagogue de Nazareth, l'expérience de la
vérité de la parole sur le « signe de contradiction »
(cf. Lc 4, 28ss). Ainsi tu as vu
le pouvoir grandissant de l'hostilité et du refus qui progressivement allait
s'affirmant autour de Jésus jusqu'à l'heure de la croix, où tu devais voir
le Sauveur du monde, l'héritier de David, le Fils de Dieu mourir comme
quelqu'un qui a échoué, exposé à la risée, parmi les délinquants. Tu as
alors accueilli la parole: « Femme, voici ton fils! »
(Jn 19, 26). De la croix tu reçus
une nouvelle mission. À partir de la croix tu es devenue mère d'une manière
nouvelle: mère de tous ceux qui veulent croire en ton Fils Jésus et le
suivre. L'épée de douleur transperça ton cœur. L'espérance était- elle
morte? Le monde était-il resté définitivement sans lumière, la vie sans but
? À cette heure, probablement, au plus intime de toi-même, tu auras écouté
de nouveau la parole de l'ange, par laquelle il avait répondu à ta crainte
au moment de l'Annonciation: « Sois sans crainte, Marie! »
(Lc 1, 30). Que de fois le
Seigneur, ton fils, avait dit la même chose à ses disciples: N'ayez pas
peur! Dans la nuit du Golgotha, tu as entendu de nouveau cette parole. À ses
disciples, avant l'heure de la trahison, il avait dit: « Ayez confiance:
moi, je suis vainqueur du monde » (Jn 16,
33). « Ne soyez donc pas bouleversés et effrayés »
(Jn 14, 27). « Sois sans crainte, Marie! » À l'heure de Nazareth
l'ange t'avait dit aussi: « Son règne n'aura pas de fin »
(Lc 1, 33). Il était peut-être
fini avant de commencer ? Non, près de la croix, sur la base de la parole
même de Jésus, tu étais devenue la mère des croyants. Dans cette foi, qui
était aussi, dans l'obscurité du Samedi Saint, certitude de l'espérance, tu
es allée à la rencontre du matin de Pâques. La joie de la résurrection a
touché ton cœur et t'a unie de manière nouvelle aux disciples, appelés à
devenir la famille de Jésus par la foi. Ainsi, tu fus au milieu de la
communauté des croyants qui, les jours après l'Ascension, priaient d'un seul
cœur pour le don du Saint-Esprit (cf. Ac
1, 14) et qui le reçurent au jour de la Pentecôte. Le « règne »
de Jésus était différent de ce que les hommes avaient pu imaginer. Ce «
règne » commençait à cette heure et n'aurait jamais de fin. Ainsi tu
demeures au milieu des disciples comme leur Mère, comme Mère de l'espérance.
Sainte Marie, Mère de Dieu, notre Mère, enseigne-nous à croire, à espérer et
à aimer avec toi. Indique-nous le chemin vers son règne! Étoile de la mer,
brille sur nous et conduis-nous sur notre route!
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 30 novembre 2007, fête de saint André
Apôtre, en la troisième année de mon Pontificat.
BENEDICTUS XVI
[Allemand,
Anglais,
Espagnol,
Français,
Italien,
Latin,
Polonais,
Portugais]
Notes:
1Corpus Inscriptionum Latinarum, vol. VI,
n. 26003.
2Cf. Poèmes dogmatiques V, 53-64: PG 37, 428-429.
3Cf. Catéchisme de l'Église catholique, nn. 1817-1821.
4Somme théologique, II-IIæ q. 4, a. 1.
5Köster H. : ThWNT VIII (1969), p. 585.
6Homélie pour la mort de son frère Saturus, II, 47: CSEL 73, 274.
7Ibid., II, 46: CSEL 73, 273.
8Cf. Lettre 130 à Proba sur la prière 14, 25-15, 28: CSEL 44, 68-73.
9Cf. Catéchisme de l'Église catholique, n. 1025.
10Jean Giono, Les vraies richesses (1936), Préface, Paris (1992), pp. 18-20;
cf. Henri de Lubac, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, Paris (1983), p.
VII.
11Lettre 130 à Proba sur la prière, 13, 24: CSEL 44, 67.
12Sententiae III, 118: CCL 6/2, p. 215.
13Cf. ibid. III, 71: CCL 6/2, pp. 107-108.
14Novum Organum I, 117.
15Cf. ibid. I, 129.
16Cf. New Atlantis.
17In Werke IV, W. Weischedel dir. (1956), p. 777: La doctrine philosophique
de la religion, III, I, VII: Œuvres philosophiques III, La Pléiade, Paris
(1986), p. 140.
18Kant Immanuel, Das Ende aller Dinge: in Werke IV, W. Weischedel dir.
(1964), p. 190: La fin de toutes choses. Remarque: Œuvres philosophiques
III, La Pléiade, Paris (1986), pp. 324-325.
19Chapitres sur la charité, Centurie I, ch. 1: PG 90, 965: SCh 9, Paris
(1943), p. 73.
20Cf. ibid.: PG 90, 962-966: SCh 9 (1943), pp. 69-75.
21Confessions X, 43, 70: CSEL 33, 279: Œuvres, Paris (1998), p. 1028.
22Sermon 340, 3: PL 38, 1484; cf. Frederik Van der Meer, Saint Augustin,
Pasteur d'âmes, Colmar-Paris (1959), pp. 407-408.
23Sermon 339, 4: PL 38, 1481.
24Confessions X, 43, 69: Œuvres, Paris (1998), p. 1027.
25Cf. Catéchisme de l'Église catholique, n. 2657.
26Cf. In 1 Joannis 4, 6: PL 35, 2008s: SCh 75, Paris (1961), pp. 231-233.
27Cf. Témoins de l'espérance, Montrouge, Cité nouvelle (2000), pp. 157-159.
28Bréviaire romain, Office des Lectures, 24 novembre.
29Sermons sur le Cantique, Sermon 26, 5: PL 183, 906.
30Cf. Negative Dialektik (1966) Troisième partie, III 11, in Gesammelte
Schriften VI, Frankfurt/Main (1973), p. 395.
31Ibid., Deuxième partie, p. 207.
32DS 806: FC, n. 225.
33Cf. Catéchisme de l'Église catholique, nn. 988-1004.
34Cf. ibid., n. 1040.
35Tractatus super Psalmos, Ps 127, 1-3: CSEL 22, 628-630.
36Gorgias 525a-526c: Les belles Lettres, Paris (1966), pp. 221-223.
37Cf. Catéchisme de l'Église catholique, nn. 1033-1037.
38Cf. ibid., nn. 1023-1029.
39Cf. Catéchisme de l'Église catholique, nn. 1030-1032.
40Cf. Catéchisme de l'Église catholique, n. 1032.
"Spe Salvi"
en format Word
La table des
articles
►
"Spe Salvi"
Les photos de
l'évènement
►
Cliquez
La Vidéo de la signature
►
Cliquez
Sources:
www.vatican.va -
E.S.M.
© Copyright 2007 - Libreria Editrice Vatican
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 30.11.2007 - BENOÎT XVI |