La théologie politique de Benoît XVI
Le 22 septembre 2023 -
E.S.M.
-
En tant que théologien, puis en tant que
pape, Benoît XVI a proposé de précieuses réflexions sur
les fondements éthiques de la politique. Analyse
proposée par Mgr Matthieu Rougé, évêque de Nanterre.
Et aujourd'hui,
que reste-t-il de l’enseignement politique de
Benoît XVI ?
Benoît XVI -
Pour agrandir
l'image º
Cliquer
La théologie politique de Benoît XVI
Le 22 septembre 2023 -
E.S.M. -
À première vue, Benoît XVI semble avoir été un pape moins politique
que son prédécesseur et que son successeur. Après le moraliste
polonais, inlassable chantre d’une « culture de vie » et héraut de
la liberté (en particulier face au bloc communiste de l’Est), et
avant le militant argentin, promoteur d’une « Église pour les
pauvres » et défenseur intransigeant des migrants, le dogmaticien
allemand paraît s’être concentré sur les questions liturgiques et
doctrinales ainsi que sur les relations entre la raison et la foi.
Si l’on y regarde de plus près, le théologien qui déclara
effectivement avoir voulu dédier tous ces travaux au « thème de
l’Église de manière qu’à travers elle s’ouvre une vue sur Dieu » (1)
s’est abondamment intéressé, avant comme après son élection au Siège
de Pierre, à la question de la politique comme telle. Sans doute
l’histoire allemande l’avait-elle éveillé très tôt au mensonge
dévastateur d’une politique érigée en absolu et à l’exigence connexe
d’un engagement cohérent des chrétiens dans la cité, afin de la
préserver justement de la tentation, parfois subreptice, du
totalitarisme. Ne pas penser la politique, c’est courir le risque de
défigurer Dieu ; ne pas s’y impliquer, celui de défigurer l’homme.
Joseph Ratzinger n’avait pas une conception maximaliste de la
politique : « la politique n’instaure pas le Royaume de Dieu, mais
elle doit sûrement se préoccuper d’assurer un règne de l’homme qui
soit juste » (2). Il met en garde contre l’intrusion indiscrète du
religieux dans le champ politique : « un messianisme eschatologico-révolutionnaire
enthousiaste est absolument étranger au Nouveau Testament » (3). Il
souligne surtout que « la politique est le lieu de la raison » (4),
une raison qui n’est pas seulement capacité technique mais aussi
faculté éthique, d’autant plus ajustée qu’elle se laisse purifier et
éclairer par la foi, en amont du champ de ses décisions.
On se rappelle que le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de
la foi publia en 2002 une « note doctrinale concernant certaines
questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans
la vie politique » que beaucoup ont reçue comme particulièrement
stimulante. Le futur pape y mentionnait des « exigences éthiques
fondamentales auxquelles on ne peut renoncer », et y soulignait la
légitimité de l’implication des catholiques dans le débat et la
responsabilité démocratiques : « La promotion en conscience du bien
commun de la société politique n’a rien à voir avec le
“confessionnalisme” ou l’intolérance religieuse. » Défendre des
positions politiques que la foi a aidé la raison à discerner ne
porte pas atteinte à une juste laïcité.
En janvier 2004, à peine plus d’un an avant son élection au Siège de
Pierre, le « professeur » Ratzinger a mené un débat mémorable,
devant l’Académie catholique de Bavière, avec le grand philosophe
agnostique Jürgen Habermas. Celui-ci avait conclu son intervention
par une forte déclaration que beaucoup pourraient méditer
aujourd’hui : « La neutralité du pouvoir d’État quant aux
conceptions du monde, qui garantit des libertés éthiques pour chaque
citoyen, est incompatible avec l’universalisation politique d’une
vision du monde sécularisée. Des citoyens sécularisés, quand ils
assument leur rôle de citoyens, n’ont le droit ni de dénier à des
images religieuses du monde un potentiel de vérité présent en elles
ni de contester à leurs concitoyens croyants le droit d’apporter,
dans un langage religieux, leur contribution aux débats publics »
(5).
La réponse du préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi
au maître de « l’éthique de la discussion » porte un titre
programmatique de l’ensemble de ses contributions dans le champ
politique : « Ce qui tient le monde ensemble. Les fondements moraux
pré politiques d’une société libérale ». Il conclut son
intervention, en défendant, d’accord avec Jürgen Habermas, « une
forme nécessaire de corrélation entre raison et foi, raison et
religion, appelées à une purification et une régénération mutuelles
» (6). Si cette complémentarité est prise au sérieux, « pourra
naître un processus où en fin de compte les valeurs et les normes,
connues ou intuitionnés d’une manière ou d’une autre par tous les
hommes, gagneront une nouvelle force de rayonnement ; ce qui
maintient ensemble le monde retrouvera de la sorte une vigueur
nouvelle » (7).
Une fois devenu pape, Benoît XVI a poursuivi sa réflexion
d’enseignant et de chercheur au gré des circonstances et des
auditoires. À
Westminster, le père de tous les parlements, il s’est
interrogé sur les « fondements éthiques du discours civil » : «
Si
les principes moraux qui sont sous-jacents au processus démocratique
ne sont eux-mêmes déterminés par rien de plus solide qu’un consensus
social, alors la fragilité du processus ne devient que trop évidente
– là est le véritable défi pour la démocratie. » Au
Reichstag à
Berlin, lieu emblématique du triomphe de la démocratie sur les
totalitarismes nazi et communiste, le pape a repris ce
questionnement avec gravité : « Là où la domination exclusive de la
raison positiviste est en vigueur, les sources classiques de
connaissance de l’ethos et du droit sont mises hors-jeu. C’est une
situation dramatique qui nous intéresse tous et sur laquelle une
discussion publique est nécessaire. »
Dans son œuvre proprement magistérielle, le successeur de Jean-Paul
II est revenu à plusieurs reprises sur la question politique. Vers
la fin de son exhortation apostolique post-synodale
Sacramentum Caritatis il insiste sur le thème de la « cohérence eucharistique »
: « Le culte agréable à Dieu n’est jamais un acte purement privé,
sans conséquence sur nos relations sociales […]. Évidemment, cela
vaut pour tous les baptisés, mais s’impose avec une exigence
particulière pour ceux qui […] doivent prendre des décisions
concernant les valeurs fondamentales, comme le respect et la défense
de la vie humaine, de sa conception à sa fin naturelle, comme la
famille fondée sur le mariage entre homme et femme, la liberté
d’éducation des enfants et la promotion du bien commun sous toutes
ses formes. Ces valeurs ne sont pas négociables » (Sacramentum
Caritatis 83).
On a beaucoup glosé sur ces valeurs « non négociables », soit pour
les déclarer illégitimes dans le champ de la pure négociation que
constituerait l’espace politique, soit en les isolant du « bien
commun sous toutes ses formes » mentionné par Benoît XVI après le
respect de la vie, de la famille et de la liberté éducative. On en a
parfois fait l’alpha et l’oméga de son Magistère social, en
négligeant, par exemple, les insistances caritatives de l’encyclique
Dieu est amour ou écologiques de L’amour dans la vérité. La juste
dialectique de la raison et de la foi devrait pourtant dissuader de
transformer un thème particulier, même décisif, en idéologie, tout
en conduisant à expliciter les fondements nécessaires de la vie en
société, d’autant mieux honorés qu’ils sont situés rationnellement
dans l’ensemble des questions confiées au discernement politique.
Que reste-t-il de l’enseignement politique de Benoît XVI ? Quelle
fécondité peut-il encore trouver, alors que « ce qui tient le monde
ensemble » semble se défaire inexorablement ? Il constitue une
invitation à mener « à temps et à contretemps » (2 Tm 4, 2) des
dialogues aussi sérieux que celui de Ratzinger avec Habermas. Des
intellectuels contemporains, peut-être pas assez connus et lus par
le grand nombre des catholiques, y sont disposés. Il s’agit ensuite
non pas de sacrifier l’engagement politique proprement dit à
l’investissement intellectuel pré-politique mais à ne pas les
disjoindre. Il est décisif également, à l’instar de Jürgen Habermas,
de ne pas s’enfermer ou se laisser enfermer dans une compréhension
outrée de la laïcité qui interdirait toute référence religieuse dans
un champ politique qui, sans autre référence que lui-même,
menacerait en fait la liberté. Il nous faut enfin cultiver la raison
tout en nous rappelant qu’elle a un besoin salutaire des lumières et
des purifications de la foi chrétienne, dans toute sa précision et
toute sa richesse, pour servir authentiquement « l’amour dans la
vérité ».
Mgr Matthieu Rougé
Évêque de Nanterre
(1) Joseph Ratzinger, Le sel de la
terre. Le christianisme et l’Église catholique au seuil du IIIème
millénaire. Entretiens avec Peter Seewald, Flammarion/Cerf, 1997, p.
65.
(2) Joseph Ratzinger, L’Europe, ses fondements aujourd’hui et
demain, Éditions Saint-Augustin, 2005, p. 68.
(3) Ibid.
(4) Ibid., p. 70.
(5) Jürgen Habermas, Joseph Ratzinger, Raison et religion. La
dialectique de la sécularisation, Salvator, p. 59-60.
(6) Ibid., p. 83-84.
(7) Ibid., p. 84-85.
©
LA NEF n°355 Février 2023, mis en
ligne le 18 septembre 2023
Articles les plus
récents :
-
Chrétiens dans un monde qui ne l’est plus
-
Mgr Georg Gänswein à Forte dei Marmi : Je raconte le vrai pape Ratzinger
-
Cardinal Sarah : L’autorité du pape n’est pas illimitée, elle est au service de la Sainte Tradition
-
Le synode du Pape François n’a rien appris des synodes des Églises orientales. Les objections d’un évêque grec catholique
-
Quelques réflexions du Cardinal Sarah sur le monde postmoderne
-
Prochain Synode : Le Cardinal Müller s'exprime
Les lecteurs qui
désirent consulter les derniers articles publiés par le site
Eucharistie Sacrement de la Miséricorde, peuvent
cliquer sur le lien suivant
º E.S.M.
sur Google actualité
Sources
: lanef
-
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne
constitue pas un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 22.09.2023