Pourquoi, au Japon, le christianisme
est étranger |
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Rome, le 19 août 2010 -
(E.S.M.)
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Anéantissement du "soi", divinisation de la nature, refus d'un Dieu
personnel. Les fondements de la culture japonaise expliqués par
l'ambassadeur du pays du Soleil Levant près le Saint-Siège.
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Pourquoi, au Japon, le christianisme
est étranger
par Sandro Magister
Le 19 août 2010 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde
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Une fois déjà, cette année, www.chiesa a montré
l'extrême difficulté qu’éprouve le christianisme à pénétrer au Japon.
Cette difficulté concerne aussi d’autres grandes civilisations et religions
asiatiques. Le cardinal Camillo Ruini – quand il était vicaire du pape et
président de la conférence des évêques d’Italie – a indiqué plusieurs fois
la principale raison de cette imperméabilité : au Japon, en Chine, en Inde,
la foi en un Dieu personnel n’existe pas.
Voilà pourquoi – ajoutait le cardinal – le défi lancé aux chrétiens par les
civilisations asiatiques est plus dangereux que celui d’une autre religion
monothéiste comme l'islam. En effet, alors que l'islam incite, à tout le
moins, les chrétiens à approfondir et à renforcer leur identité religieuse,
les civilisations asiatiques "agiraient plutôt dans le sens d’une
sécularisation accrue, comprise comme le dénominateur commun d’une
civilisation planétaire".
En ce qui concerne le Japon, ce qui vient d’être dit a reçu une confirmation
digne de foi lors d’une conférence donnée le 1er juillet dernier au Circolo
di Roma par l'ambassadeur du Japon près le Saint-Siège, Kagefumi Ueno.
Cette conférence – reproduite presque intégralement ci-dessous grâce à
l’aimable autorisation de son auteur – fait percevoir avec une clarté rare
l'abîme qui existe entre la vision chrétienne et la culture et la
religiosité japonaises.
L'ambassadeur Ueno se définit comme de tendance bouddhiste-shintoïste et, au
cours de sa conférence, il a parlé non en tant que diplomate mais en tant
que "penseur culturel", ce qu’il est en effet. Son centre d'intérêt est
depuis de nombreuses années les civilisations et les cultures. Il s’est
exprimé à ce sujet dans de nombreux essais et à l’occasion de plusieurs
congrès.
Peu de temps avant d’arriver à Rome en tant qu’ambassadeur, il y a quatre
ans, il avait publié un essai intitulé "Contemporary Japanese Civilization :
A Story of Encounter Between Japanese 'Kamigani' (Gods) and Western Divinity".
Une synthèse de sa conférence au Circolo di Roma a été publiée dans "L'Osservatore
Romano" du 14 août.
CULTURE ET RELIGIOSITÉ DANS LE JAPON MODERNE
par Kagefumi Ueno
Je crois qu’il y a au moins trois éléments qui caractérisent la religiosité
japonaise comme philosophiquement distincte du christianisme.
Les trois mots-clés sont "soi", "nature" et "absolutisation".
Premièrement, en ce qui concerne le concept du "soi", il y a une distinction
très nette entre la vision bouddhiste-shintoïste et la vision monothéiste
occidentale.
Deuxièmement, l'Orient et l'Occident diffèrent substantiellement quant à
leur conception de la nature. Alors que les Japonais considèrent la nature
comme divine, les chrétiens n’ont pas le même respect pour elle.
Troisièmement, pour ce qui est des jugements de valeur, les Japonais ont en
général, du fait de leur mentalité religieuse, une propension bien moins
forte que les Occidentaux à les absolutiser.
DISSOUDRE LE "SOI"
Premier élément : le "soi". En quoi le concept religieux traditionnel
japonais du "soi" diffère-t-il de la conception occidentale ? Pour dire les
choses simplement, les bouddhistes-shintoïstes croient que, pour atteindre
la véritable liberté spirituelle, ils doivent "chasser" tout "karma"
(désir), "ego", "intérêt", "espoir" et même "soi". Ici le mot "chasser" est
synonyme d’abandonner, de renoncer, de dissoudre, de vider, de supprimer,
d’anéantir. Autrement dit, l’état final de l’esprit, la véritable liberté de
la pensée ou la réalité ultime ne peuvent être obtenus qu’une fois que l’on
a chassé son "soi" ou dissous son identité. Le "soi" et l'identité doivent
être absorbés par Mère Nature ou par l’univers.
En revanche, les religions monothéistes semblent fondées sur l'idée que les
êtres humains sont des "miniatures" du divin. Les humains sont conçus pour
refléter l'image du divin. Ils sont donc, par définition, appelés à être
"divins", ou tout au moins "mini-divins". Pour s’approcher du divin ils sont
de toute façon appelés à purifier, consolider, élever ou perfectionner leur
"soi". Il ne doit donc jamais arriver qu’ils chassent leur "soi". Chasser
son "soi" est considéré en tout état de cause comme immoral ou
répréhensible.
Bref, les monothéistes sont appelés à maximiser leur "soi", à le porter à sa
perfection. Ils sont donc "maximalistes". Quand on a cette idée en tête, il
n’y a pas besoin d’une imagination particulière pour comprendre qu’un "soi
mini-divin" maximisé ou porté à sa perfection est inviolable ou sacré.
A l'opposé, les bouddhistes-shintoïstes sont appelés, pour atteindre la
réalité suprême, à minimiser, c’est-à-dire à chasser leur "soi". Ils sont
donc "minimalistes". Même la dignité ou l'honneur de chacun est quelque
chose à quoi ils ne doivent pas se lier. Jamais ils ne se considèrent comme
des "mini-divinités". Il n’arrive jamais qu’ils aient à se perfectionner
pour s’approcher du divin. Un tel désir est une forme de "karma" qu’ils
doivent chasser.
J’insiste, les bouddhistes-shintoïstes croient que, en fin de compte, il ne
faut se lier à aucun désir ou obsession, y compris la glorification du
"soi". Tout le monde doit être complètement détaché du désir de se
glorifier.
Jusqu’à maintenant je me suis livré à une sorte d’exercice intellectuel, en
partant de l’idée que les différentes religiosités comportent différentes
conceptions du "soi". À ce sujet, le "soi" des Occidentaux, d’après l'image
que j’en ai, est semblable à une grosse sphère d’or, solide, splendide, qui
doit être constamment astiquée, nettoyée et consolidée, tandis que le "soi"
des bouddhistes ressemble à de l’air ou à un fluide sans forme, élastique,
difficile sinon impossible à astiquer ou à nettoyer.
Selon la religiosité japonaise, ce à quoi il faut renoncer ne se limite pas
au "karma", aux désirs et au "soi". Il faut également être détaché de toute
pensée logique. En définitive, pour les Japonais, la religiosité est un
univers dont le "logos" en tant que "raison", la pensée logique et
l'approche déductive doivent aussi être chassés.
En particulier, pour la tradition bouddhiste Zen, même des valeurs opposées
comme le bien et le mal sont quelque chose qu’il faut transcender. Au sens
le plus profond de la religiosité bouddhiste, au stade ultime de l’esprit,
il n’y a aucune sainteté, aucune vérité, aucune justice, aucun mal, aucune
beauté. Même l’espérance est quelque chose à quoi on ne doit pas se lier, à
quoi il faut renoncer. La liberté ultime est donnée par la passivité
absolue.
Les Japonais croient aussi qu’ils doivent être détachés du désir de tendre à
l’éternité. Dans l’univers il n’y a rien d’éternel ou d’absolu. Tout être
reste "éphémère", c’est-à-dire comme un rien. Tout être reste "relatif". La
réalité ultime est dans le "vide", dans le "rien", dans "l’ambigu".
Pour voir comment la philosophie orientale nous dit qu’il faut être détaché
du "logos", voici quelques citations de bouddhistes Zen et en particulier
d’œuvres de Daisetsu Suzuki :
– "Beaucoup est un. L'un est beaucoup".
– "Être c’est ne pas être".
– "L'être est 'mu', rien. 'Mu' est l'être".
– "La réalité est 'mu'. 'Mu' est la réalité".
– "Toute chose est dans le 'mu', provient du 'mu', est absorbée dans le
'mu'".
– "Une fois que l’on est détaché de la vision rationnelle, des concepts
opposés comme le bien et le mal sont transcendés".
– "Au sens le plus profond de la religiosité bouddhiste, il n’y a aucune
sainteté, aucune vérité, aucune justice, aucun mal, aucune beauté".
– "La liberté ultime est donnée par la passivité absolue".
– "À la fin, l’esprit sera comme un arbre ou une pierre".
VÉNÉRER MÈRE NATURE
Second élément de différenciation : la nature. Pour les Occidentaux, la
divinité est dans le Créateur et pas dans la nature, qui a été produite par
lui. Au contraire, pour les bouddhistes-shintoïstes, la divinité est dans la
nature elle-même, parce que l'idée d’un Créateur qui aurait créé l'univers à
partir de rien est totalement inexistante. La nature a été générée par
elle-même, pas par une force extranaturelle. Le divin imprègne la nature. Et
il imprègne donc aussi les êtres humains.
La divinité de Mère Nature embrasse toutes choses : les hommes, les arbres,
les herbes, les pierres, les sources et ainsi de suite. Pour les
bouddhistes-shintoïstes, la réalité suprême n’existe pas en dehors de la
nature. Autrement dit, la divinité est intrinsèque à la nature. [...]
Pour les Japonais, les hommes et la nature sont une seule réalité
indivisible. Les êtres humains font partie de la nature. Il n’y a aucune
distinction ou barrière conceptuelle entre les deux. Une sensation de
distance entre les deux est considérée comme insignifiante ou inexistante.
À ce sujet je voudrais commenter une formule à la mode, la "symbiose (ou
coexistence) avec la nature", qui est souvent considérée comme une formule
pro-écologiste. Ce concept me paraît au contraire inclure une nuance
d’arrogance, d’"anthropocentrisme", parce qu’elle confère aux hommes une
position d’égalité avec la nature. Selon la religiosité traditionnelle
japonaise, les hommes doivent être soumis à la nature. C’est la nature, et
non les hommes, qui doit jouer le rôle principal. Les hommes devraient être
d’humbles acteurs qui ne peuvent pas prétendre à une situation égale à celle
de la nature. Ils doivent écouter scrupuleusement la voix de la nature et
accepter humblement ce que commande la nature. Voilà pourquoi la formule
"coexistence avec la nature" paraît trop anthropocentrique pour la pensée
traditionnelle japonaise.
Dans ce contexte, en matière d’amour ou de respect pour la nature et les
animaux, la culture japonaise est profonde et riche. Dans sa tradition comme
aujourd’hui, les Japonais traitent la nature ou les animaux de manière très
respectueuse. Presque avec un esprit religieux.
Par exemple, beaucoup de dirigeants de la police, dans tout le pays, ont
l’habitude de faire une cérémonie pour rendre grâces aux esprits des chiens
policiers morts ou pour apaiser leurs âmes, une ou deux fois par an, dans
des sanctuaires qui leur sont consacrés.
Il existe quelque chose de semblable dans les villages traditionnels de
chasseurs de baleines. Ils avaient l’habitude de faire des cérémonies
religieuses pour rendre grâces aux animaux ou pour consoler et apaiser les
esprits des victimes, les baleines. Certains le font encore. Et en le
faisant, ils jouent le rôle d’une balance spirituelle entre les hommes et
les animaux qui sont leurs victimes.
De même, dans certains hôpitaux, des associations célèbrent chaque année des
rituels appelés "hari-kuyoo", pour adoucir les esprits des "aiguilles", en
particulier celles qui servent aux piqûres.
À la campagne, les gens vénèrent des arbres majestueux, de grands rochers,
des cascades ou des sources, en les transformant en temples shintoïstes avec
des torsades blanches appelées "shimenawa". Par ailleurs beaucoup de
montagnes, à commencer par le Fuji, et de nombreux lacs japonais sont
considérés comme sacrés.
La religiosité ou la mentalité des Japonais que je suis en train de décrire
– certains chercheurs la qualifient de panthéiste ou d’animiste – est
incorporée de manière claire et vivante dans beaucoup d’œuvres culturelles
japonaises, qu’il s’agisse de littérature, de poésie, de peinture, de
gravures ou d'autre chose, indépendamment des termes que l’on peut employer.
Par exemple, Higashiyama Kaii, un grand peintre de paysages, a dit un jour
dans une interview télévisée que, la maturité venue, il était devenu
conscient que la nature lui parlait quelquefois. Il perçoit sa voix et
comprend ses sentiments. Et il a ajouté que son œuvre de peintre de paysages
est réalisée non pas par lui, mais par la nature elle-même.
De même, Munakata Shiko, célèbre graveur sur bois, avait déclaré à la
télévision que, lorsque son âme était en paix, son œuvre de graveur était
comme inspirée par l’esprit du bois qu’il était en train de graver. Ainsi,
avait-t-il ajouté, ce n’est pas moi, c’est l’esprit du bois qui fait le vrai
travail. [...]
NE PAS ABSOLUTISER LES VALEURS
Troisième élément de différenciation : l'absolutisation des valeurs. En
raison de la mentalité religieuse bouddhiste-shintoïste que j’ai décrite,
les Japonais n’aiment pas se lier à des "valeurs absolutisées". Ils ne
croient pas qu’il y ait une justice absolue ou un mal absolu. Ils disent
plutôt que tout être est, au fond, "relatif". Pour eux, toute valeur, je
veux dire toute valeur positive, est valable jusqu’au moment où elle
s’oppose à d’autres valeurs. Quand il se produit une opposition entre des
valeurs, ils pensent qu’aucune valeur particulière ne doit être absolutisée
au détriment des autres. Simplement parce que, au sens le plus profond de
leur philosophie, il n’y a rien d’absolu dans l’univers. Seul l’éphémère, le
non-permanent, existe.
Autrement dit, dans l’application des valeurs, les Japonais préfèrent en
général avoir une approche "soft". Par exemple, il y a quelques années, il y
a eu un choc d’idéologies [concernant des caricatures de Mahomet] d’abord au
Danemark puis dans d’autres pays d'Europe, entre ceux qui soutenaient la
liberté d’expression et ceux qui défendaient la dignité religieuse. Cette
affaire n’a pas eu beaucoup d’écho au Japon, mais je suppose que la majorité
des Japonais, s’ils avaient été informés des éléments en jeu, auraient dit
qu’absolutiser la conviction d’un groupe (favorable à la liberté
d’expression) au détriment des valeurs des autres – c’est-à-dire traiter la
question de manière rigide et non pas "soft" – était immotivé ou imprudent.
À ce sujet, j’ai eu personnellement la sensation, pendant cette affaire, que
la mentalité de certains dessinateurs et éditeurs danois était trop
"monothéiste", en ce sens qu’ils absolutisaient une valeur particulière
comme quelque chose de transcendantal, de sacré et d’inviolable. Dans ce cas
particulier, je note que l’Église catholique a préféré une approche "soft",
semblable à ce qu’auraient préféré les Japonais.
Comme je l’ai dit, les Japonais traitent la nature ou les animaux de manière
très respectueuse. Toutefois, la majorité des Japonais ne va pas jusqu’à
appliquer aux animaux le concept de droits de l’homme, comme le font
certains défenseurs de ces droits. De temps en temps, on apprend que des
fondamentalistes de la protection des animaux ont attaqué des laboratoires
dans lesquels des animaux sont sacrifiés avec des objectifs comme la
recherche de nouveaux médicaments. Par ailleurs, on se souvient qu’un groupe
d’écologistes radicaux avait attaqué une baleinière japonaise dans l'Océan
Antarctique. Non seulement ils attaquèrent le bateau à plusieurs reprises,
mais ils lancèrent des bouteilles de produits chimiques qui blessèrent des
membres de l'équipage.
Dans ces affaires, les responsables ont justifié leur violence ou leur
violation des valeurs d’autrui en affirmant que leur objectif était sacré et
donc absolu. Ils ont justifié leurs actes en disant qu’ils devaient
combattre un mal absolu. Par là, ils ont "absolutisé" leur conviction et
fait bloc avec leurs valeurs sacrées, sans penser qu’ils violaient les
valeurs d’autres gens. Dans son
Message pour la Journée Mondiale de la Paix,
le 1er janvier 2010, le pape Benoît XVI a exprimé la préoccupation que lui
inspiraient les idées excessives de certains écologistes ou défenseurs des
animaux qui attribuent le même niveau de dignité aux animaux et aux hommes.
Voilà un autre exemple de la réticence que l’Église catholique paraît
éprouver envers une approche rigide ou une "absolutisation" d’une valeur
particulière. Les Japonais font de même avec leur mentalité religieuse
traditionnelle.
UN CHRISTIANISME "ÉTRANGER"
On peut dès lors comprendre pourquoi, du fait de la mentalité religieuse
japonaise qui diffère du christianisme comme je viens de l’expliquer,
beaucoup de Japonais trouvent, aujourd’hui encore, le christianisme plutôt
étranger (ou occidental).
On peut aussi comprendre pourquoi, au Japon, les chrétiens représentent
toujours moins de 1 % de la population et les catholiques moins de 0,5 %.
Ce qui ne signifie pas que les Japonais refusent totalement le
christianisme. Beaucoup d’entre eux ont de la sympathie pour cette foi et
pour ses enseignements : pas à 100 %, mais à 70-80 %. Les 20-30 % restants
sont dus à la différence de fond, essentiellement culturelle et
philosophique, entre ces deux mondes.
Du fait de cette différence, les Japonais pensent que le christianisme
"appartient à d’autres", pas à eux.
UN HYBRIDE DE MODERNITÉ ET DE TRADITION
Je vais maintenant examiner la religiosité japonaise à travers le prisme de
la prémodernité, de la modernité et de la postmodernité.
Autrefois, jusqu’à la fin du XIXe siècle, on considérait partout dans le
monde que la modernisation des pays ne pouvait être obtenue que dans des
sociétés à religiosité monothéiste, en particulier avec le christianisme. On
pensait que la modernisation et le monothéisme étaient liés, directement ou
indirectement. On était convaincu que les sociétés à religiosité
polythéiste, animiste ou panthéiste, comme le bouddhisme ou le shintoïsme,
ne pouvaient pas être modernisées, contrairement aux pays occidentaux.
L'impressionnante modernisation du Japon a donné tort à cette croyance.
Aujourd’hui, beaucoup de pays non-chrétiens ont atteint des niveaux de
modernité évidents, suivant en cela l'exemple du Japon. Leur progrès a eu
comme conséquence d’affaiblir encore davantage le lien conceptuel entre
modernisation et monothéisme. Il a ainsi été prouvé que l’approche
polythéiste, animiste ou panthéiste ne constitue pas une régression si on la
compare à l'approche monothéiste.
Au Japon en particulier, non seulement la modernité scientifique,
technologique et rationnelle coexiste avec une mentalité panthéiste et
animiste prémoderne, mais elle est revigorée et renforcée par cette
mentalité.
J’insiste. Beaucoup de produits japonais de haute technologie sont pensés,
conçus, produits et mis sur le marché grâce à des Japonais qui ont, dans une
large mesure, la mentalité et la religiosité que je viens de décrire. Je
souligne que le niveau technologique ou la qualité du produit sont améliorés
par la combinaison de deux mentalités distinctes : la mentalité scientifique
et la mentalité animiste.
Par exemple, beaucoup d’entreprises japonaises invitent souvent des prêtres
shintoïstes à célébrer des cérémonies rituelles quand elles installent de
nouvelles machines dans leurs usines, pour demander que ces machines
fonctionnent efficacement. De même, ces prêtres célèbrent aussi des rites
pour apaiser ou remercier l’esprit des vieilles machines avant de les
démonter. Ou encore, les constructeurs de maisons célèbrent des rites
shintoïstes afin de prier pour la réussite des travaux qui vont être
réalisés, la cérémonie ayant lieu sur le terrain où va s’élever la
construction. Presque toutes ces cérémonies sont célébrées par des prêtres
shintoïstes, rarement par des prêtres bouddhistes. Pourquoi ? Parce que, en
majorité, les Japonais préfèrent que des prêtres shintoïstes s’en occupent,
parce qu’ils sont convaincus que les esprits de la maison ou du lieu, de la
terre ou des bâtiments, doivent être pris en charge par le shintoïsme.
Bref, au Japon, aujourd’hui, la mentalité panthéiste et animiste prémoderne
est étroitement liée à la modernité de la haute technologie. On peut donc
dire que la civilisation japonaise contemporaine est un hybride de
prémodernité et de modernité. Elle est donc tout à fait postmoderne !
ÉCONOMIE BOUDDHISTE, POUR UN TERRAIN D’ENTENTE
Jusqu’à présent j’ai évoqué la dimension philosophique, dans laquelle la
différence entre l’Orient et l’Occident est considérable. Mais je crois
qu’au niveau pratique, il y a un terrain d’entente entre les deux parties.
Il y a quelque 80 ans, le Mahatma Gandhi, père fondateur de l'Inde moderne,
citait le "commerce sans moralité" comme l’un des "sept péchés sociaux". Les
six autres péchés qu’il citait étaient la "politique sans principes", la
"richesse sans travail", le "divertissement sans conscience", la
"connaissance sans caractère", la "science sans moralité" et le "culte sans
sacrifice" (on croirait entendre un pape).
Le pape et le Saint-Siège ont également condamné, dans de nombreux messages,
le manque de considérations morales dont font preuve beaucoup de leaders du
monde des affaires.
Depuis longtemps on entend au Japon de tels rappels à l’ordre, notamment
chez les économistes de tendance bouddhiste. En effet, au cours des
dernières décennies, certains économistes ont commencé à amalgamer la
philosophie bouddhiste avec les analyses économiques, créant ainsi une
nouvelle discipline appelée "économie bouddhiste", dont je vais maintenant
indiquer les éléments de base.
Les économistes bouddhistes critiquent vivement le néolibéralisme qui a
dominé les politiques économiques des grandes puissances mondiales au cours
des dernières décennies, ce qui a conduit à une aggravation des disparités
économiques, à un manque d’équité, à une prédominance absolue du profit et à
une détérioration de l’environnement au niveau mondial.
Même s’il y a des divergences entre les économistes bouddhistes, ils sont
d’accord sur les huit principes suivants, qui constituent leur plus petit
dénominateur commun :
– respect de la vie ;
– non-violence;
– chisoku (capacité de savoir se contenter) ;
– kyousei (capacité de coexister) ;
– simplicité, frugalité ;
– altruisme ;
– durabilité ;
– respect des différences.
Par exemple, Ernest Friedrich Schumacher, un économiste allemand qui est
l’un des fondateurs de l'économie bouddhiste et l’auteur du célèbre livre
"Small Is Beautiful : Economics as if People Mattered", a particulièrement
insisté sur "chisoku" et "simplicité".
De même, Wangari Maathai, une écologiste kényane qui a reçu le prix Nobel de
la Paix en 2004, a une philosophie proche de l'économie bouddhiste. Elle est
bien connue pour être favorable à la campagne "mottainai", c’est-à-dire la
campagne internationale des trois "re" : réutilisation, réduction et
recyclage. Il y a quelques années, se trouvant au Japon, elle a découvert le
mot japonais "mottainai" qui signifie à peu près "ne jamais jeter les
petites choses parce qu’elles ont, elles aussi, une valeur intrinsèque".
C’est ainsi qu’elle a eu l’idée de lancer sa campagne, c’est-à-dire qu’elle
s’est persuadée que "l’Esprit de Mottainai" qui est à la base des trois "re"
devait être répandu mondialement. Elle affirme que "l’Esprit de Mottainai"
est indispensable pour assurer la protection et la conservation de
l'environnement mondial. Cet esprit auquel elle fait appel est en harmonie
évidente avec les principes de base de l'économie bouddhiste.
Les économistes bouddhistes demandent des politiques tendant notamment :
– à se détacher d’une approche privilégiant uniquement la croissance ;
– à se détacher d’une production dépendant du pétrole ;
– à instaurer un nouveau système international qui éliminerait la violence.
Face à l’instabilité et à l’incertitude que l'économie mondiale manifeste
actuellement, ce qui a accru le scepticisme qu’inspirent les principes de
l’économie de marché, l'économie bouddhiste suscite une attention
croissante. Il serait intéressant de lancer à ce sujet un dialogue entre
économistes d’inspiration bouddhiste et catholique.
*
Pour conclure par une boutade, je qualifierai le bouddhisme-shintoïsme de
"sushi spirituels" et le christianisme de "spaghetti spirituels". Ce que
j’ai essayé de dire aujourd’hui, c’est que les "sushis spirituels" et les
"spaghetti spirituels" ont des saveurs différentes. Mais j’ai aussi voulu
dire qu’ils sont tous les deux "délicieux". Les uns et les autres
enrichissent profondément la vie des hommes. Si les uns ou les autres
n’existaient pas, les cultures humaines seraient terriblement ennuyeuses et
arides.
***
Deux précédents articles de www.chiesa à propos du Japon :
►
Pourquoi le riche Japon donne si peu de valeur à la vie (8.3.2010)
►
Le samouraï à la croix. Extrait des actes des martyrs du Japon
(26.11.2008)
Traduction française par
Charles de Pechpeyrou, Paris, France.
Source: Sandro Magister
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 19.08.2010 -
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