Benoît XVI : Qu'est-ce que Dieu ?
Le 18 avril 2023 - E.S.M. - Quelle est l'origine de l'idée de « Dieu » dans l'humanité ? quelles en sont les racines ? Comment expliquer que ce thème, apparemment le plus superflu et le plus inutile, soit resté le thème le plus obsédant de l'histoire ? Comment expliquer son apparition avec des formes si radicalement différentes ?


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Benoît XVI : Qu'est-ce que Dieu ?
QUESTIONS PRÉALABLES AU THÈME DE DIEU
I. PORTÉE DE LA QUESTION

Qu'est-ce que Dieu ? Cette question, en d'autres temps, ne posait peut-être pas de problème, précise Benoît XVI ; pour nous, elle est véritablement redevenue un problème. Que peut bien signifier ce mot de « Dieu » ? Quelle réalité exprime-t-il ? Comment cette réalité se présente-t-elle devant l'homme ? Si l'on voulait examiner la question avec toute la rigueur nécessaire aujourd'hui, il faudrait entreprendre toute une étude de la philosophie des religions : remonter aux sources de l'expérience religieuse, expliquer le fait que le thème de Dieu domine toute l'histoire de l'humanité, capable de susciter la passion des hommes aujourd'hui comme hier - oui, aujourd'hui encore, où de tous côtés retentit le cri de la « mort de Dieu ». Par là même, le problème de Dieu reste posé avec toute sa force au milieu de nous.

Quelle est l'origine de l'idée de « Dieu » dans l'humanité ? quelles en sont les racines ? Comment expliquer que ce thème, apparemment le plus superflu et le plus inutile, soit resté le thème le plus obsédant de l'histoire ? Comment expliquer son apparition avec des formes si radicalement différentes ? Certes, sous l'apparence déconcertante d'une multiplicité extrême, on pourrait distinguer trois formes principales, avec sans doute plusieurs variantes ; le monothéisme, le polythéisme et l'athéisme, représentant en gros les trois grandes options de l'humanité devant le problème de Dieu. En fait, comme nous l'avons déjà noté, l'athéisme ne supprime qu'apparemment la question de Dieu ; en réalité, c'est une manière de s'occuper de ce problème, qui trahit très souvent une passion toute particulière de l'homme à son sujet. Parmi les questions préliminaires fondamentales, il faudrait ensuite mentionner les deux racines de l'expérience religieuse, auxquelles la multiplicité des formes peut se ramener. Le spécialiste hollandais de la phénoménologie des religions, Van der Leeuw, a souligné la tension de ces deux sources dans ce paradoxe : dans l'histoire des religions, le dieu-fils aurait précédé le dieu-père2. Il faudrait dire plus exactement : le dieu-sauveur, le dieu-rédempteur vient avant le dieu-créateur, encore qu'il ne faille pas prendre la formule dans le sens d'une succession temporelle, dépourvue d'ailleurs de toute preuve. Aussi loin que nous pouvons remonter dans l'histoire des religions, le thème de Dieu revêt toujours les deux formes simultanées. Le mot « avant » signifie tout au plus que, pour la religiosité concrète, pour l'intérêt vital de l'homme, le dieu-sauveur passe avant le dieu-créateur.

A l'arrière-plan de ces deux représentations de Dieu, se dessinent les deux sources de l'expérience religieuse ci-dessus mentionnées. Il y a d'abord l'expérience de notre propre existence qui se dépasse toujours elle-même ; d'une manière ou d'une autre, même voilée, elle nous renvoie au « tout autre ». Processus très complexe - aussi complexe que l'existence humaine elle-même. Bonhoeffer, on le sait, disait qu'il était grand temps d'en finir avec un Dieu que nous plaçons comme « bouche-trou » aux limites de notre science, que nous appelons au secours quand nous sommes au bout de notre sagesse. Dieu ne devrait pas, pour ainsi dire, trouver sa place au milieu de nos détresses et de nos impasses, mais dans la plénitude de la réalité terrestre et de la vie. Alors seulement l'on verrait que Dieu n'est pas un subterfuge inventé par notre détresse, et dont on se débarrasse dans la mesure où les limites de notre pouvoir s'élargissent3. L'histoire de la quête de Dieu à travers les âges témoigne de l'existence de l'une et de l'autre voie. Toutes deux me paraissent également légitimes. La déficience de l'existence humaine autant que sa plénitude parlent de Dieu, Ceux qui ont pu expérimenter la vie dans sa plénitude et dans sa richesse, dans sa beauté et dans sa grandeur, ont toujours eu conscience qu'ils la devaient à « quelqu'un ». Ils se sont rendus compte que la beauté et la grandeur de l'existence ne sont pas l'œuvre de l'homme, mais un don qui le prévient, qui l'accueille avec bonté avant toute contribution de sa part, qui exige de lui qu'il donne un sens à une telle richesse et qu'il reçoive un sens par là même. A l'opposé, la misère, elle aussi, renvoie l'homme à une réalité tout autre. L'interrogation que pose la condition humaine ou plutôt qu'elle est en fait, l'ouverture béante, la limite à laquelle elle se heurte, l'aspiration vers ce qui est illimitée (dans le sens du mot de Nietzsche parlant du plaisir qui aspire à l'éternité et qui se voit réduit à un moment), la conscience de sa finitude, inséparable de l'aspiration vers l'infini, tout cela a jeté l'homme, depuis toujours, dans l'inquiétude et lui a fait découvrir son insuffisance. Il a senti ainsi qu'il ne pouvait se réaliser qu'en se dépassant, qu'en se tournant vers ce qui est tout autre, vers ce qui est infiniment plus grand.

Nous pourrions aussi partir de la thématique « solitude-sécurité » et faire de semblables constatations. La solitude a été, sans conteste, une des sources essentielles d'une rencontre de l'homme avec Dieu. Dans la mesure où l'homme ressent sa solitude, il éprouve en même temps combien toute son existence est un cri vers autrui, vers le Toi, et combien sa nature est peu faite pour un Moi solitaire et autonome. La solitude peut être plus ou moins profonde. La rencontre d'un « Toi » humain est susceptible d'y apporter un premier remède. Mais bientôt, on aboutira au paradoxe énoncé par Claudel, et l'on s'apercevra que chaque « Toi » trouvé par l'homme, se révèle comme une promesse qui ne peut être tenue4 ; que chaque « Toi » finit par causer une déception, qu'il existe un point où aucune rencontre n'est capable de combler la solitude profonde. Quand nous croyons avoir trouvé, nous voilà à nouveau rendus à la solitude et réduits à appeler ce « Toi » absolu, seul assez puissant pour pénétrer réellement jusque dans les profondeurs de notre Moi. Mais ici encore, il faut reconnaître que la détresse de notre solitude et l'expérience de l'incapacité de l'amour à combler tous nos désirs ne sont pas l'unique source d'une expérience de Dieu ; la joie de la sécurité, elle aussi, peut y amener. Grâce à un amour comblé, grâce à une rencontre heureuse, l'homme expérimente un don supérieur qu'il ne saurait susciter ni créer et comprend que, dans cette rencontre, il reçoit bien plus que les deux ensemble ne pourraient donner. Dans la clarté et dans la joie d'une telle rencontre, il entrevoit la proximité de la Joie absolue et de la Rencontre absolue qui se trouve derrière toute rencontre humaine.

Ce sont là quelques indications qui montrent comment l'existence humaine peut devenir le point de départ d'une expérience de l'absolu, considéré sous l'aspect de « dieu-fils », de dieu-sauveur, ou simplement de Dieu intéressant l'existence. La deuxième source de l'expérience religieuse, c'est la confrontation de l'homme avec le monde, avec les puissances redoutables qu'il doit affronter. La beauté du cosmos et sa plénitude d'une part, ses déficiences, son côté tragique et mystérieux d'autre part, révèlent à l'homme une Puissance transcendante, qui le menace lui-même, tout en le portant. Cette fois, c'est sous l'aspect, peut-être moins précis et plus lointain, d'un Dieu-créateur et d'un Dieu-Père, que l'absolu se présente.

Si l'on poussait l'analyse, on retrouverait spontanément le problème, déjà entamé, des trois formes de déclinaison du thème de Dieu dans l'histoire : monothéisme, polythéisme, athéisme. On verrait alors, je crois, l'unité sous-jacente de ces trois voies d'approche ; unité qui, certes, n'est pas synonyme d'identité. Il n'est pas question que l'on pourrait, en creusant suffisamment, ramener ces trois formes indifféremment à une seule et même chose. La pensée philosophique serait peut-être tentée d'établir une telle identité; ce serait méconnaître le sérieux des options humaines et ne pas rendre compte de la réalité. Il ne s'agit donc pas d'identité. Mais un examen plus approfondi ferait voir que la différence des trois formes se situe sur un autre plan que ne le laissent supposer les formules correspondantes : « II y a un Dieu », « II y a beaucoup de dieux », « II n'y a pas de Dieu ». Certes, l'antinomie entre ces trois formules et leur contenu saute aux yeux; mais il existe aussi un rapport entre elles, que les simples termes ne laissent pas entrevoir. En effet, chez les trois - on pourrait le démontrer - domine la conviction de l'unité et de l'unicité de l'absolu. La chose est claire pour le monothéisme. Mais le polythéisme, lui aussi, n'a jamais regardé les innombrables divinités, objets de sa piété et de ses espérances, comme l'absolu lui-même ; lui aussi voyait derrière ces nombreuses puissances l'être unique; il admettait qu'en dernière analyse l'être est « un », ou qu'il consiste tout au plus dans l'éternel conflit d'une antinomie originelle5. Quant à l'athéisme, qui rejette l'idée de Dieu comme base de l'unité de l'être, il ne supprime nullement l'unité de l'être lui-même. Oui, l'athéisme sous sa forme la plus dynamique, le marxisme, affirme de la manière la plus nette cette unité dans tout ce qui existe, en déclarant que tout n'est que matière; il est vrai que la conception de cette unité, puisqu'il s'agit de matière, diffère totalement de l'antique conception de l'absolu, toujours liée à l'idée de Dieu. Cependant, en attribuant à cette matière des traits qui manifestent son caractère absolu, on rappelle à nouveau, par ce biais, l'idée de Dieu. Les trois formes impliquent donc la conviction de l'unité et de l'unicité de l'absolu; ce qui diffère, c'est la représentation du mode de relation de l'homme avec cet absolu, et le mode de relation de cet absolu avec l'homme. Si, pour parler très schématiquement, le monothéisme part du principe que l'absolu est conscience, connaît l'homme, peut s'adresser à lui, le matérialisme, lui, conçoit l'absolu comme matière, dépourvu de tout attribut personnel, ne comportant en aucune manière une idée d'appel et de réponse ; tout au plus pourrait-on dire que l'homme devra extraire de la matière tous les éléments divins ; de la sorte Dieu n'est plus derrière lui, il n'est plus celui qui le précède, il est en avant de lui, il est cet avenir meilleur qu'il doit réaliser par ses propres moyens. Le polythéisme se rapproche à la fois du monothéisme et de l'athéisme ; les puissances, dont il parle, sont subordonnées à une puissance unique, concevable suivant l'un ou l'autre système. Il serait facile de montrer que le polythéisme, dans l'antiquité, allait de pair tantôt avec un athéisme métaphysique, tantôt avec un monothéisme philosophique6.

Tous ces problèmes sont importants pour une analyse du thème de Dieu dans notre situation actuelle. Si on voulait les traiter à fond, il faudrait, bien sûr, beaucoup de temps et beaucoup de patience. Il suffira de les avoir au moins indiqués ; nous les rencontrerons sans cesse implicitement au cours de notre étude de l'idée de Dieu dans la foi biblique, objet de notre propos. En étudiant ainsi le problème de Dieu d'un point de vue bien délimité, nous restons au cœur de tous les efforts de l'humanité en quête de son Dieu, ouverts à toutes les dimensions de la question.

A suivre : II La foi en un seul Dieu

Notes :
2. G. VAN DER LEEUW, La religion dans son essence et ses manifestations, Paris, 1955, p. 97.
3. Cf. R. MARLÉ, « Die fordernde Botschaft Dietrich Bonhoeffers », dans : Orientierung, 31 (1967), pp. 42-46, surtout le texte classique de Résistance et soumission, Genève, 1967, p. 123 : «.J'aimerais parler de Dieu non aux limites, mais au centre, non dans la faiblesse, mais dans la force, non à propos de la mort et de la faute, mais dans la vie et la bonté de l'homme. »
4. P. CLAUDEL, « Le Soulier de Satin », op. cit., pp. 834 ss.
5. Cf. J. A. CUTTAT, La rencontre des religions, Paris, 1957. - J. RATZINGER, « Der christliche Glaube und die Weltreligionen », dans Gott in Welt (Festschrift für K. Rahner), II, Freiburg, 1964, pp. 287-305; - P. HACKER, Prahlada. Werden und Wandlungen einer Idealgestalt, I et II, Mainz, 1958.
6. Il suffit de rappeler que la philosophie antique a connu des athées philosophiques (Épicure, Lucrèce, etc.) et des monothéistes philosophiques (Platon, Aristote, Plotin), mais que les uns et les autres étaient des polythéistes sur le plan religieux - un fait dont on ne tient pas suffisamment compte, parce que l'on considère les choses de façon unilatérale, sous le seul angle de l'histoire de la philosophie. C'est seulement sur cette toile de fond qu'apparaît le caractère révolutionnaire de l'attitude chrétienne, pour qui l'orientation philosophique et l'orientation religieuse deviennent identiques; cf. a ce propos J. RATZINGER, Volk und Haut Galles in Augustins Lehre van der Kirche, München, 1954, pp. 2-12 et 218-234.

Documents :

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Sources :Texte original des écrits du Saint Père Benoit XVI - E.S.M.
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Eucharistie sacrement de la miséricorde - (E.S.M.) 18.04.2023