Benoît XVI : Le primat du Logos
Le 16 mai 2023 - E.S.M. - Croire, c'est reconnaître que la pensée et le sens ne sont pas un produit accessoire et fortuit de l'être, mais que tout être est un produit de la Pensée, qu'il est lui-même « pensée » dans sa structure la plus intime, nous explique Benoît XVI. Ainsi la foi représente, en un sens spécifique, une décision pour la vérité, l'être étant pour elle vérité, intelligibilité, sens ; ce ne sont pas des ajouts de l'être, qui auraient pris naissance un jour quelque part, sans signification décisive et structurante pour l'ensemble de la réalité.


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Confesser Dieu aujourd'hui
Dans ces conditions, que signifie aujourd'hui l'acte de foi d'un chrétien qui dit avec l'Église : « Je crois en Dieu » ? Cet acte représente tout d'abord une décision au sujet des valeurs et des critères d'appréciation de ce monde ; cette décision peut être reconnue comme répondant à la vérité (elle doit même être considérée, en un sens particulier, comme une décision pour la vérité), mais elle ne trouve finalement son explication que dans la décision même, en tant que décision. Cet acte est également une décision dans le sens où il opère un « découpage » (Ent-scheidung/Scheidung) une discrimination entre différentes possibilités. Ce qu'Israël a dû accomplir au début de son histoire, ce que l'Église a dû recommencer au début de son itinéraire, chaque vie humaine doit le refaire à nouveau. Comme autrefois, où il fallait prendre une décision contre les possibilités offertes par Moloch et Baal, contre la coutume, pour la vérité, ainsi la confession chrétienne : « Je crois en Dieu » reste toujours un processus de discrimination, d'accueil, de purification et de transformation. De cette façon seulement la confession chrétienne du Dieu unique peut se maintenir à travers les âges. Voyons les orientations auxquelles ce processus nous renvoie aujourd'hui.

I Le primat du Logos

La foi chrétienne en Dieu représente, en premier lieu, une décision pour le primat du logos, contre la simple matière. L'affirmation « Je crois que Dieu existe » inclut l'option que le Logos, c'est-à-dire la Pensée, la Liberté, l'Amour, ne se trouve pas seulement à la fin mais aussi au commencement ; le Logos est la puissance qui crée et embrasse tout être. En d'autres termes, croire, c'est reconnaître que la pensée et le sens ne sont pas un produit accessoire et fortuit de l'être, mais que tout être est un produit de la Pensée, qu'il est lui-même « pensée » dans sa structure la plus intime. Ainsi la foi représente, en un sens spécifique, une décision pour la vérité, l'être étant pour elle vérité, intelligibilité, sens ; ce ne sont pas des ajouts de l'être, qui auraient pris naissance un jour quelque part, sans signification décisive et structurante pour l'ensemble de la réalité.

Cette option pour la structure intelligible de l'être, pour son origine relevant du sens et de l'intelligence, implique en même temps la foi en la création. La foi en la création, c'est en effet la conviction que l'esprit objectif, décelable dans tous les êtres et qui nous permet de comprendre de mieux en mieux les êtres, n'est que l'empreinte et l'expression d'un Esprit subjectif; c'est la conviction que la structure logique inhérente à l'être et que nous pouvons re-penser (nach-denken/vor-denken) est précisément l'expression d'une Pensée pré-alable qui lui a donné d'être.

D'une manière plus précise : dans le langage pythagoricien qui parle d'un Dieu-Géomètre transparaît l'intuition de la structure mathématique de l'être, reconnaissant que l'être est « pensé » et présente une structure intelligible. On y trouve exprimée l'idée que la matière elle-même n'est pas pur non-sens (Unsinn), rebelle à toute connaissance ; elle a un contenu de vérité et d'intelligibilité, qui permet la saisie intellectuelle. Cette intuition a acquis de nos jours une densité particulière, grâce à l'exploration de la structure mathématique de la matière, grâce aux possibilités que les mathématiques nous offrent pour la connaître et l'exploiter. Einstein disait que les lois de la nature révélaient « une raison tout à fait supérieure, au point que les créations de la pensée humaine n'étaient en comparaison qu'un reflet bien insignifiant 18 ». En d'autres termes : notre pensée ne fait que reprendre et redécouvrir une pensée antérieure inscrite dans la réalité. Notre pensée ne peut que s'efforcer de rejoindre de façon bien pauvre cette pensée objectivement réalisée dans les êtres, pour y trouver la vérité. Ainsi la conception mathématique du monde a en quelque sorte discerné, à travers la mathématique de l'univers, le « Dieu des philosophes », mais aussi avec toute sa problématique. Témoin, par exemple, le rejet obstiné par Einstein du concept d'un Dieu personnel ; selon lui, il serait une représentation « anthropomorphe », liée à une « religion de crainte » et à une « religion morale ». Il y oppose la « religiosité cosmique », seule authentique, et qui pour lui se traduit « dans une extase ravie devant l'harmonie des lois de la nature », dans une « foi profonde à la raison qui préside à l'architecture du monde » et dans le « désir de comprendre ne fût-ce qu'un tout petit reflet de cette Raison qui se révèle dans le monde 19 ».

Tout le problème de la foi en Dieu est posé ici : d'une part on voit la transparence de l'être qui, en tant que « pensé », renvoie à un Acte de penser; mais en même temps on se heurte à l'impossibilité de mettre cet Acte en relation avec l'homme. Ici apparaît la barrière qu'une notion trop étroite et insuffisamment creusée de la « personne », oppose à l'identification du « Dieu de la foi » et du « Dieu des philosophes ».

Avant d'aller plus loin, je voudrais encore évoquer le mot d'un autre savant. James Jeans a dit : « Nous découvrons dans l'univers les traces d'une puissance qui organise et qui contrôle ; cette puissance a quelque chose de commun avec notre propre esprit individuel, non pas, d'après nos découvertes actuelles du moins, la sensibilité, la morale ou la faculté esthétique, mais la tendance à penser d'une certaine manière que, faute de mieux, nous avons appelée géométrie 20. » Nous retrouvons la même optique : le mathématicien découvre la mathématique du cosmos, le fait que les êtres sont le produit d'une pensée. C'est tout. Il n'atteint que le Dieu des philosophes.

Mais faut-il s'en étonner ? Comment le mathématicien, qui regarde le monde sous le seul angle mathématique, pourrait-il trouver autre chose dans l'univers que de la mathématique ? Ne faudrait-il pas plutôt l'inviter à regarder le monde sous un angle différent ? N'a-t-il jamais admiré un pommier en fleur, ne s'est-il jamais étonné du processus de fécondation, qui ne se réalise, à part le rôle de l'abeille et de l'arbre, que par le biais de la fleur, incluant ainsi la merveille tout à fait superflue du beau ? Cette merveille elle-même, peut-elle être comprise sans référence au Beau qui existe indépendamment de nous ? Si Jeans prétend que l'Esprit de l'univers est dépourvu de sens esthétique, on peut lui objecter tranquillement : la Physique, certes, ne le découvrira jamais, puisque, dans sa recherche, elle fait naturellement abstraction du sentiment esthétique et de l'attitude morale ; comme elle explore la nature dans un esprit purement mathématique, elle ne peut logiquement en percevoir que le côté mathématique. La réponse est toujours fonction de la question posée. Mais l'homme qui cherche à comprendre le tout, sera obligé de dire : dans le monde nous trouvons incontestablement de la mathématique objective ; mais nous y trouvons aussi bien la merveille extraordinaire et inexpliquée du beau ; au point qu'il est contraint de reconnaître que le Mathématicien qui a créé ces réalités, a déployé une imagination créatrice exceptionnelle.

Pour résumer ces observations, simplement esquissées et bien fragmentaires, nous pouvons dire : le monde est esprit objectif ; il se présente à nous dans une structure « spirituelle », comme « pensable » (nachdenkbar) et intelligible. Partant de là, on peut faire un pas de plus : confesser l'existence de Dieu, c'est exprimer la conviction que l'esprit objectif est le produit d'un Esprit subjectif, et qu'il ne peut subsister que comme forme de déclinaison (Deklinationsform) de cet Esprit; en d'autres termes, l'être pensé (tel que la structure du monde le révèle) suppose un Être pensant. Pour clarifier et consolider cette affirmation, il sera peut-être utile de l'insérer - en quelques traits seulement - dans une sorte d'auto-critique de la raison historique. Après deux mille ans et demi de pensée philosophique, il ne nous est guère possible de parler de la réalité purement et simplement, comme si tant d'autres avant nous n'avaient pas tenté, sans succès, la même chose. Si, en outre, nous considérons le champ de ruines de tant d'hypothèses, de tant d'ingéniosité déployée en vain et de tant de logique tournant à vide, que l'histoire met sous nos yeux, nous pourrions désespérer de jamais découvrir quelque chose de cette vérité qui transcende le tangible, mystérieuse et singulière. Et pourtant l'impasse n'est pas aussi fatale que l'on pourrait, à première vue, le supposer. Car en dépit de la quantité presque innombrable de systèmes philosophiques opposés, par lesquels l'homme a essayé de sonder l'être, il n'existe, en fin de compte, que très peu de possibilités réelles pour expliquer le mystère de l'être. La question qui, en définitive, résume tout, pourrait s'énoncer ainsi : quelle est, dans la multiplicité des êtres, l'étoffe pour ainsi dire commune de l'être, quel est l'être unique qui se tient derrière les êtres multiples, qui tous « sont » ? Les nombreuses réponses apportées par l'histoire, se ramènent finalement à deux possibilités fondamentales. Voici la première, la plus obvie : tout ce que nous rencontrons n'est au fond que de la matière ; elle seule reste toujours là comme réalité vérifiable ; par conséquent c'est elle qui représente l'être véritable de ce qui existe - c'est la solution matérialiste. L'autre possibilité indique la direction opposée : si l'on examine la matière à fond, on trouvera qu'elle est le produit d'une pensée, une pensée objective. Elle ne saurait donc constituer l'élément dernier. Avant la matière, il y a la pensée, l'idée ; tout être se ramène en dernière analyse à un être « pensé » et doit être ramené à l'esprit comme à sa réalité originelle - c'est la position « idéaliste ».

Pour porter un jugement, il faut aller encore plus profond et demander : qu'est-ce que la matière ? qu'est-ce que l'esprit ? En bref nous pourrions dire : nous appelons matière un être qui lui-même ne comprend pas l'être, un être donc qui « est » mais qui ne se comprend pas lui-même. Réduire tout l'être à la matière comme à la forme primaire de la réalité, c'est affirmer logiquement que cette forme d'être qui, elle-même, ne comprend pas l'être, constitue le commencement et le principe de tout être ; cela veut dire encore que le fait de comprendre l'être n'est qu'un phénomène secondaire et fortuit, apparu au cours de l'évolution. Par là, du même coup, nous avons la définition de « l'esprit » ; il faut le définir comme l'être qui se comprend lui-même, l'être qui est présent à lui-même. La solution idéaliste de la problématique de l'être suppose donc la conception que « être », c'est toujours être pensé par une Conscience unique. L'unité de l'être consiste dans l'identité de l'Unique Conscience, dont les êtres multiples constituent les divers moments.

La foi chrétienne en Dieu ne coïncide avec aucune de ces deux solutions. Certes, elle aussi dira que « être », c'est « être pensé ». La matière par elle-même renvoie au-delà d'elle, à la pensée antécédente et plus originelle. Mais à l'encontre de l'idéalisme, qui fait de tous les êtres des « moments » d'une conscience qui englobe tout, la foi chrétienne dira : être, c'est être pensé, mais non pas en ce sens que l'être ne resterait que pensée, de sorte que l'apparence d'autonomie, à y regarder de plus près, se révélerait simple apparence. La foi chrétienne affirme plutôt , nous suggère Benoît XVI, que les êtres sont pensés par une conscience créatrice et proviennent d'une liberté créatrice ; que cette conscience créatrice qui porte toutes choses a concédé à ces êtres la liberté d'un être propre et autonome. En cela la foi chrétienne dépasse tout idéalisme pur. Pour celui-ci - nous l'avons vu - tout le réel est le contenu d'une unique conscience ; pour la conception chrétienne, le principe de tout est une liberté créatrice qui redonne à ce qu'elle a pensé la liberté d'un être autonome. De la sorte, tout en étant pensé par une conscience, l'être est vraiment lui-même.

Par là se dégage en même temps l'essentiel de la notion de création : le modèle suivant lequel il faut comprendre la création, n'est pas l'artisan, mais l'esprit créateur, la pensée créatrice. L'idée de liberté apparaît ainsi comme la marque caractéristique de la foi chrétienne en Dieu, face à toute espèce de monisme. [ndlr : par opposition au dualisme] A l'origine de toute réalité, la foi ne pose pas une conscience quelconque, mais une liberté créatrice, qui crée à son tour des libertés. En ce sens, la foi chrétienne mériterait au plus haut point d'être appelée : philosophie de la liberté. Pour elle, en effet, ce n'est pas une conscience englobant tous les êtres, ni une matérialité unique, qui rendent compte de la réalité totale ; au sommet de tout, elle pose une liberté qui pense, qui, en pensant, crée des libertés, faisant ainsi de la liberté la forme qui structure l'être.

Notes :
18. A. EINSTEIN, Comment je vois le monde, Paris, 1934, p. 39.
19. Ibld. - Dans un autre texte (cf. Mein Weltbild, édité par C. Seelig, Zürich-Stuttgart-Wien, 1935, « Die Notwendigkeit der ethischen Kultur », pp. 22-24) apparaît une connexion moins serrée entre la connaissance scientifique et l'admiration religieuse : la vue de ce qui fait le propre de la réalité religieuse semble plus nette par suite des expériences tragiques antérieures.
20. Cité dans W. VON HARTLIEB, Das Christentum und die Gegenwart, Salzburg, 1953 (Stifterbibliothek, volume 21), pp. 18 s.

A suivre : Benoît XVI : Le Dieu personnel


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Sources :Texte original des écrits du Saint Père Benoit XVI - E.S.M.
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Eucharistie sacrement de la miséricorde - (E.S.M.) 16.05.2023