Benoît XVI : être chrétien n'est pas une idée philosophique ou morale mais la rencontre avec le Christ
Le 14 janvier 2024 - E.S.M. - Au cours de son entretien avec Nicolas Diat, le cardinal Sarah nous livre sa pensée sur les fausses valeurs de ce monde. Qu'est ce qu'être chrétien ? Le christianisme ne se réduit pas à une morale, il a pourtant des conséquences morales ; l'amour et la foi donnent à la vie de l'homme une orientation, une profondeur et une ampleur nouvelles.


Benoît XVI - Pour agrandir l'image º Cliquer
Benoît XVI : être chrétien n'est pas une idée philosophique ou morale mais la rencontre avec le Christ

LES PIERRES ANGULAIRES ET LES FAUSSES VALEURS

NICOLAS DlAT : Comment percevoir le rapport authentique entre christianisme et morale ? Benoît XVI considérait qu 'il ne fallait pas confondre les deux, au risque de déformer leurs natures. Souscrivez-vous à cette analyse ?

CARDINAL ROBERT SARAH : Oui, dans Deus caritas est, Benoît XVI écrit qu'à l'origine du fait d'être chrétien il n'y a pas une décision éthique, une idée philosophique ou morale, mais la rencontre avec un événement, une Personne. Cet homme qui vient vers nous, le Christ, donne à la vie un nouvel horizon, et par là même son orientation décisive.
Benoît XVI reprenait ainsi une idée du théologien Romano Guardini pour qui le christianisme n'est pas le produit d'une expérience intellectuelle mais un événement qui, de l'extérieur, vient à ma rencontre. Le christianisme, c'est l'irruption de Quelqu'un dans ma vie. Ce mouvement implique aussi l'historicité du christianisme, reposant sur des faits et non sur une perception des profondeurs de mon propre monde intérieur.
En prenant comme exemple les mystères de l'Incarnation et de la Trinité, Romano Guardini écrit avec justesse que ce n'est pas en faisant appel à notre intelligence que nous découvrirons les trois personnes divines.
« Nous voyons, dit saint Jean Chrysostome dans ses Homélies sur saint Matthieu, que Jésus est issu de nous et de notre substance humaine, et qu'il est né d'une mère Vierge. Mais nous ne comprenons pas comment ce prodige a pu se réaliser. Ne nous fatiguons pas à essayer de le découvrir, mais acceptons plutôt avec humilité ce que Dieu nous a révélé, sans scruter avec curiosité ce que Dieu nous tient caché. »
Pour beaucoup de cultures, le christianisme est scandale et folie : « Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens » (1 Co 1, 22-23). Cette phrase de l'apôtre Paul montre à quel point notre religion s'attache essentiellement à une personne qui vient à nous pour faire appel à notre cœur et lui donner une nouvelle orientation bouleversant toute notre appréhension du monde.
Si le christianisme ne se réduit pas à une morale, il a pourtant des conséquences morales ; l'amour et la foi donnent à la vie de l'homme une orientation, une profondeur et une ampleur nouvelles. L'homme quitte les ténèbres de sa vie passée. Sa vie est éclairée par la lumière, qui est le Christ. Il vit de la vie du Christ. Il ne peut plus marcher qu'en compagnie de Jésus, lumière, vérité et vie. Après sa rencontre avec Jésus, un vrai chrétien change de comportement.
De la même façon, une société imprégnée d'esprit chrétien avance avec une ambition nouvelle, sans comparaison aucune avec les préceptes d'une société païenne. De ce point de vue, j'aime beaucoup la Lettre à Diognète : « Les chrétiens [...] sont dans la chair, mais ils ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du Ciel. Ils obéissent aux lois établies, et leur manière de vivre est plus parfaite que les lois, parce qu'ils suivent fidèlement Jésus Christ qui est le chemin, la vérité et la vie. »
Oui, le christianisme se résume à une personne qui vient révéler et offrir son amour : « Dieu a tellement aimé le monde qu'il a envoyé son Fils pour que celui qui croit en lui soit sauvé et possède la vie éternelle » (Jn 3, 16). Il ne s'agit certes pas de « moralisme » mais de « morale ». Le premier précepte moral n'est-il pas l'amour de Dieu et du prochain ? La plénitude de la Loi, dit saint Paul, c'est l'amour (Rm 13, 10).
L'amour constitue l'être même de Dieu : « Tu vois la Trinité quand tu vois la charité », écrivait saint Augustin. Si nous le découvrons, notre comportement sera différent par rapport au bien et au mal. À certaines époques de l'Église, il y a eu une forme de fixation hygiéniste sur les questions morales. Cette dérive ne pouvait produire de bons fruits car elle plaçait dans l'ombre le caractère véritable de la Révélation, irruption radicale de Dieu.
L'Église a été parfois écartée, en raison d'un moralisme étroit que certains clercs ont promu. Combien de fidèles ont eu le sentiment qu'ils n'étaient pas compris, qu'ils étaient parfois même rejetés ? Quand le Christ entre dans une vie, il la déstabilise, la transforme de fond en comble. Il lui donne une orientation nouvelle et des références éthiques nouvelles ; le baptême est une rupture en forme d'alliance, et non un pacte moral ! Le comportement moral authentique est le reflet de Celui que j'ai accueilli dans mon cœur, et qui se définit par son amour, sa perfection, sa sainteté et sa bonté.
Avec raison, le pape François refuse de donner une place envahissante aux questions morales, sans pour autant les minimiser. Il considère que la rencontre la plus importante, c'est le Christ et son Évangile ; le Saint-Père agit comme Benoît XVI qui voulait distinguer la morale de l'essence du christianisme. Lors de sa visite au monastère Sainte-Catherine-du-Sinaï, en février 2000, Jean-Paul II lui-même expliquait que le chemin indiqué par la Loi divine n'est pas un règlement de police morale, mais la pensée de Dieu. La Loi de Dieu promulguée par Moïse renferme les grands principes, les conditions impérieuses de la survie spirituelle des hommes. Toutes les interdictions qu'elle contient sont une protection qui empêche l'homme de tomber dans le précipice du mal et le gouffre du péché et de la mort.
Une vie éclairée par l'amour de Dieu n'a pas besoin de se mettre à l'abri de barrières moralisatrices qui sont souvent l'expression de peurs inavouées. La morale est fondamentalement une conséquence de la foi chrétienne.


La pression des lobbies LGBT, une supercherie, immorale et démoniaque

NICOLAS DlAT : Comment l'Eglise peut-elle dépasser les montagnes d'incompréhension qui se sont élevées depuis l'encyclique Humanae vitae de Paul VI, publiée en 1968 ? L'opposition entre la morale chrétienne et les valeurs dominantes des sociétés occidentales est-elle encore surmontable ?

CARDINAL ROBERT SARAH : Il est important de situer cet antagonisme dans le contexte de la sécularisation et de la déchristianisation ; l'éloignement de pans entiers de la société moderne par rapport à l'enseignement moral de l'Eglise est allé de pair avec l'ignorance et le rejet de sa doctrine ou de son héritage culturel. Il y a un ensemble complexe que nous devons prendre en compte, une indifférence vis-à-vis de Dieu qui dépasse le simple problème des règles morales. Je pense que les prêtres et les évêques doivent déployer des trésors de pédagogie, en prenant garde de se réfugier dans des présentations dogmatiques trop savantes, pour faire comprendre que les questions de morale sexuelle ne résument pas le message de l'Église.
Pour autant, l'Église doit rester vigilante devant le dérèglement des valeurs, qui amène la confusion entre le bien et le mal ; dans nos sociétés relativistes, le bien devient ce qui plaît et convient à l'individu. Dès lors, incompris ou méprisé, l'enseignement moral de l'Église est rejeté comme l'émanation d'un faux bien. Les médias contribuent souvent à discréditer volontairement la position de l'Église, à la travestir ou à rester silencieux. Le discours dominant cherche sans cesse à présenter l'idée d'une Église arriérée et médiévale - quelle ignorance sur le Moyen Âge ! - qui refuserait de s'adapter à l'évolution du monde, hostile aux découvertes scientifiques et crispée sur de vieux idéaux. Face à ces torrents de boue, il faut être ferme et lucide, ne pas faire preuve de naïveté, être irréprochable, prier et rester en union avec Dieu. Les attaques passeront si elles sont injustes.
Comment ne pas remercier Paul VI pour le courage qui fut le sien avec l'encyclique Humanae vitae ? Ce texte fut prophétique en développant une morale qui puisse défendre la vie. Malgré des pressions multiples au sein même de l'Église, le pape voyait se dessiner l'horizon funeste de ce que Jean-Paul II nomma « la culture de mort ». Je n'oublie pas les violentes critiques dont il fut l'objet en refusant d'abdiquer les principes élémentaires de la vie. A sa suite, Jean-Paul II a prodigué un enseignement très riche sur le corps humain et la sexualité. Malgré le respect dont il faisait l'objet, en particulier après ses interventions décisives pour libérer les peuples d'Europe de l'Est du joug de la dictature communiste, combien de critiques acerbes ne se sont-elles pas élevées contre sa vision de la morale ? Il avait pourtant compris que l'Église ne devait pas baisser les bras. Par sa fermeté, il obéissait à Jésus qui a dit à Pierre : « Et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Lc 21, 32).
Je crois que l'histoire donnera raison à l'Eglise, car la défense de la vie est celle de l'humanité. Aujourd'hui, tant d'organisations et de groupes font profession de libération de la femme pour qu'elle soit maîtresse de son corps et de son destin... En fait, le corps de la femme est exploité, utilisé dans de nombreuses circonstances, souvent à des fins commerciales et publicitaires, pour n'être plus qu'une simple marchandise et un objet de jouissance. Dans une société hyper érotisée, qui cherche à faire croire que l'homme ne se réalise pleinement qu'à travers une « sexualité épanouie », il me semble que la dignité de la femme connaît de grandes régressions. L'Occident est le continent qui humilie et méprise le plus honteusement la femme en la dénudant publiquement et en l'utilisant pour des fins commerciales hédonistes.
Mais il faut se réjouir de ce que beaucoup de femmes puissent accéder à une éducation supérieure. De même, le droit de vote ne leur a été accordé que trop tardivement en Europe. Il est important aussi que la femme puisse exercer un travail compatible avec la maternité.
Pourtant, l'Occident se fourvoie dans ses illusions en croyant que le libéralisme moral permet un progrès de la civilisation ; comment prétendre que la pornographie en libre accès, au travers des nouveaux moyens de communication, et dont la vision abjecte de la sexualité — pourtant sainte en soi — se diffuse dans toute la société, y compris auprès des plus jeunes, soit l'exemple d'une avancée du monde ? Comment comprendre que les grandes agences onusiennes qui disent lutter pour les droits de l'homme ne se battent pas avec vigueur contre la puissante industrie européenne et américaine du sexe ? Toutes ces ténèbres sont l'expression d'un monde qui vit loin du Christ. Sans le Fils de Dieu, l'homme est perdu et l'humanité ne possède plus d'avenir.
Aujourd'hui, l'Église doit combattre à contre-courant, avec courage et espérance, sans craindre d'élever la voix pour dénoncer les tartuffes, les manipulateurs et les faux prophètes. En deux mille ans, l'Église a affronté bien des vents contraires, mais au bout des chemins les plus arides, la victoire fut toujours acquise.

Vous considérez donc que le monde se laisse hypnotiser par le modèle occidental ?

Au risque de choquer, je pense que le colonialisme occidental se poursuit aujourd'hui, en Afrique et en Asie, avec plus de vigueur et de perversion, par l'imposition violente d'une fausse morale et de valeurs mensongères. Je ne nie pas que la civilisation européenne ait pu apporter de grands bienfaits, en particulier avec ses missionnaires qui furent souvent de grands saints. Elle a répandu partout la parole des Évangiles, ainsi que de belles expressions culturelles façonnées par le christianisme.
C'est avec raison que Benoît XVI souligne, dans ses derniers vœux à la Curie, que « l'identité européenne se manifeste dans le mariage et la famille. Le mariage monogamique, la structure fondamentale de la relation entre l'épouse et l'époux, ainsi que la famille conçue comme cellule de formation pour la communauté sociale, voilà ce qui fut modelé à partir de la foi biblique ». À l'inverse, il existe des tentatives répétées pour implanter une nouvelle culture qui nie l'héritage chrétien. (1) Cardinal Joseph Ratzinger, L’Europe, ses fondements aujourd’hui et demain, Éditions Saint-Augustin, 2005, p.34-35.
Concernant mon continent d'origine, je veux dénoncer avec force une volonté d'imposer de fausses valeurs en utilisant des arguments politiques et financiers. Dans certains pays africains, des ministères dédiés à la théorie du genre ont été créés en échange de soutiens économiques ! Quelques gouvernements africains, heureusement minoritaires, ont déjà cédé aux pressions en faveur d'un accès universel aux droits sexuels et reproductifs. Nous constatons avec une grande souffrance que la santé reproductive est devenue une « norme » politique mondiale, contenant ce que l'Occident a de plus pervers à offrir au reste du monde en quête de développement intégral. Comment des chefs d'États occidentaux peuvent-ils exercer une telle pression sur leurs homologues de pays souvent fragiles ? L'idéologie du genre est devenue la condition perverse pour la coopération et le développement.
En Occident, des personnes homosexuelles réclament que leur vie commune soit juridiquement reconnue, pour être assimilée au mariage ; faisant écho à leurs revendications, des organisations exercent de fortes pressions pour que ce modèle soit aussi reconnu par les gouvernements africains au titre du respect des droits humains. Dans ce cas précis, nous sortons, à mon sens, de l'histoire morale de l'humanité. Dans d'autres cas, j'ai pu constater l'existence de programmes internationaux qui imposent l'avortement et la stérilisation des femmes.
Ces politiques sont d'autant plus hideuses que la plus grande partie des populations africaines sont sans défense, à la merci d'idéologues occidentaux fanatiques. Les pauvres demandent un peu d'aide, et des hommes sont suffisamment cruels pour empoisonner leur esprit. L'Afrique et l'Asie doivent absolument protéger leurs cultures et leurs valeurs propres. Les agences internationales n'ont en fait aucun droit de pratiquer ce nouveau colonialisme malthusien et brutal. Par ignorance ou complicité, les gouvernements africains et asiatiques seraient coupables de laisser euthanasier leurs peuples. L'humanité perdrait beaucoup si ces continents venaient à tomber dans le grand magma indistinct du mondialisme, tourné vers un idéal inhumain qui est en fait une hideuse barbarie oligarchique.
Le Saint-Siège doit jouer son rôle. Nous ne pouvons accepter la propagande et les groupes de pression des lobbies LGBT — lesbiens, gays, bisexuels et transgenres. Le processus est d'autant plus inquiétant qu'il est rapide et récent. Pourquoi cette volonté forcenée d'imposer la théorie du genre ? Une vision anthropologique inconnue il y a quelques années, fruit de l'étrange pensée de quelques sociologues et écrivains, comme Michel Foucault, deviendrait le nouvel eldorado du monde ? Il n'est pas possible de rester inerte devant une telle supercherie, immorale et démoniaque.
Le pape François a raison de critiquer l'action du démon qui œuvre pour saper les fondements de la civilisation chrétienne. Derrière la nouvelle vision prométhéenne de l'Afrique ou de l'Asie, il y a la marque du diable.
Les premiers ennemis des personnes homosexuelles, ce sont les lobbies LGBT. C'est une grave erreur que de réduire un individu à ses comportements, notamment sexuels. La nature finit toujours par se venger.
Lire à ce sujet º Fiducia supplicans : Cardinal Sarah : On s’oppose à une hérésie qui mine gravement l’Église

Le combat de Jean-Paul II contre cette « culture de mort »

NICOLAS DlAT : Selon vous, le combat de Jean-Paul II contre cette « culture de mort » est donc toujours aussi actuel ?

CARDINAL ROBERT SARAH : Au début des années 1990, le pape, voyant les peuples d'Europe de l'Est s'enfoncer peu à peu dans l'oppression du matérialisme et du relativisme moral, plus sournoise encore que l'idéologie soviétique, a lancé une grande lutte. Jean-Paul II avait compris que les nouvelles atteintes à la vie devenaient un véritable système social, un esclavagisme rampant. Je crois que l'idéologie malthusienne est toujours aussi puissante [N.D.L.R. : Le malthusianisme désigne une réduction de la natalité, soit planifiée par une autorité (une politique malthusienne), soit adoptée par une population (un comportement malthusien). Le terme dérive des travaux de l'économiste britannique Thomas Malthus (1766–1834).]; son idée demeure, et son programme d'action est de promouvoir des politiques antinatalistes dans de nombreux pays pauvres. De même, les statistiques internationales sur les avortements sont effrayantes. Dans le monde, en 2014, environ une grossesse sur quatre est interrompue volontairement. Cela représente un peu plus de 40 millions d'avortements dans une seule année. Ce chiffre est d'autant plus impressionnant que le droit à l'avortement, c'est-à-dire le permis légal de tuer un bébé innocent, demeure heureusement très limité dans les trois quarts des pays.
Lors du synode extraordinaire sur la famille, en octobre 2014, Mgr Paul Bui Van Doc, archevêque de Hô Chi Minh-Ville, nous a expliqué que le cas le plus dramatique au monde était le Vietnam. En effet, ce pays pratique 1 600 000 avortements par an, dont 300 000 chez les jeunes de quinze à dix-neuf ans. Il s'agit d'une vraie catastrophe pour le pays.
En France, 220 000 interruptions volontaires de grossesse sont pratiquées chaque année, soit un avortement pour trois naissances.
Il y a une guerre déclarée contre la vie, avec des moyens financiers gigantesques. Comment concevoir que tant d'enfants sans défense soient éliminés dans le sein de leur mère sous prétexte d'un droit de la femme à la liberté de son corps ? La dignité de la femme est un noble et grand combat mais il ne passe pas par le meurtre des enfants à naître. Jean-Paul II avait compris que de généreuses intentions cachaient un véritable programme de lutte contre la vie. En Afrique, quand je vois les sommes faramineuses qui sont promises par la Fondation Bill et Melinda Gâtes, visant à augmenter exponentiellement l'accès à la contraception aux filles non mariées et aux femmes, ouvrant ainsi la voie à l'avortement, je ne peux que m'insurger face à une volonté de mort.
Quelles sont les motivations cachées de ces campagnes de grande ampleur qui aboutiront à des dizaines de milliers de morts ? Y aurait-il une planification bien étudiée pour éliminer les pauvres en Afrique et ailleurs ? Dieu et l'histoire nous le diront un jour.
Aujourd'hui, le nouveau combat idéologique de la postmodernité occidentale est devenu l'euthanasie. Lorsqu'une personne semble avoir fini sa course sur cette terre, sous couvert de soulager sa souffrance, certaines organisations considèrent qu'il vaut mieux lui donner la mort. En Belgique, ce droit, qui n'en est pas un, vient d'être étendu aux mineurs ! En prétextant aider un enfant qui souffre, il est possible de lui donner froidement la mort. Les tenants de l'euthanasie veulent ignorer que les soins palliatifs sont aujourd'hui parfaitement adaptés pour ceux qui n'ont plus d'espoir de guérison ; la mort glaciale et brutale est devenue l'unique réponse. L'euthanasie est le marqueur le plus aigu d'une société sans Dieu, infrahumaine, qui a perdu l'espoir. Je reste stupéfait de voir à quel point ceux qui propagent cette culture se drapent dans une bonne conscience, en se donnant les allures faciles de héros d'une humanité nouvelle. Par une sorte d'étrange inversion des rôles, les hommes qui luttent pour la vie deviennent des monstres à abattre, des barbares d'un autre temps qui refusent le progrès. Avec l'aide des médias, les loups font croire qu'ils sont de généreux agneaux aux côtés des plus faibles ! Mais le plan des promoteurs de l'avortement, de l'euthanasie et de toutes les atteintes à la dignité de l'homme n'en est que plus dangereux.
Si nous ne sortons pas de la culture de mort, l'humanité court à sa perte. En ce début du troisième millénaire, la destruction de la vie n'est plus un fait de barbarie mais un progrès de la civilisation ; la loi prend le prétexte d'un droit à la liberté individuelle pour donner à l'homme la possibilité de tuer son prochain. Le monde pourrait devenir un véritable enfer. Il ne s'agit plus d'une décadence, mais d'une dictature de l'horreur, d'un génocide programmé dont sont coupables les puissances occidentales. Cet acharnement contre la vie représente une nouvelle étape, déterminante, dans l'acharnement contre le plan de Dieu. Pourtant, dans tous mes voyages, je constate un réveil des consciences. Les jeunes chrétiens d'Amérique du Nord montent progressivement au front pour repousser la culture de mort. Dieu ne s'est pas endormi, II est vraiment avec ceux qui défendent la vie !

Pensez-vous que Jean-Paul II a été un prophète ?

Les saints sont tous des prophètes. Ils nous transmettent fidèlement la vision, la volonté, l'amour et l'espérance de Dieu pour l'homme. Ce pape extraordinaire est aujourd'hui inscrit parmi les saints de l'Église. Mais je pense que nous n'avons pas fini de comprendre à quel point il a été un visionnaire. La manière dont Jean-Paul II a érigé en priorité de son pontificat la sacralité et l'inviolabilité de la vie ouvre un immense chemin, au-delà de sa présence parmi nous. Il n'a fait que rappeler la sainte loi de Dieu : « Tu ne tueras pas » ; en même temps, la grandeur simple de ses mots, son pouvoir de conviction ont été libérateurs pour ceux qui voyaient les ténèbres avancer.
L'exclamation « N'ayez pas peur » est le plus beau prolongement dont Paul VI pouvait rêver, lui qui a tant souffert des critiques qui se sont déversées comme un torrent de haine après son encyclique Humanae vitae. Jean-Paul II n'avait que faire des objections sirupeuses des tenants d'un humanisme antichrétien. Il entendait semer des graines qui permettraient de donner naissance à une nouvelle culture. Ce pape a eu une perception d'autant plus aiguë des problèmes qu'il avait lui-même vécu dans sa chair les atteintes aux droits les plus fondamentaux. À travers les dictatures nazies et communistes, il possédait une connaissance personnelle du véritable combat pour la liberté humaine. Voilà pourquoi il ne pouvait accepter que les tenants de la culture de mort se cachent derrière les paravents d'une fausse promotion des droits de l'homme pour faire avancer leurs plans destructeurs. En 1995, dans Evangelium vitae, il écrivait : « On en arrive ainsi à un tournant aux conséquences tragiques dans un long processus historique qui, après la découverte de l'idée des "droits humains" — comme droits innés de toute personne, antérieurs à toute constitution et à toute législation des États -, se trouve aujourd'hui devant une contradiction surprenante : en un temps où l'on proclame solennellement les droits inviolables de la personne et où l'on affirme publiquement la valeur de la vie, le droit à la vie lui-même est pratiquement dénié et violé, spécialement en ces moments les plus significatifs de l'existence que sont la naissance et la mort. »
Jean-Paul II a voulu dénoncer la schizophrénie de notre monde qui maquille des situations abominables de bons sentiments. Il savait que l'époque verrait se multiplier les faux prophètes, les stratèges du mal et les devins d'un futur sans espérance ; mais Karol Wojtyla ne cherchait pas à être un héros car il était simplement un messager de Dieu. En France, les manifestations de grande ampleur qui se sont multipliées pour protester contre la mise en place d'un mariage mensonger entre personnes de même sexe sont aussi une réponse à l'appel lancé par Jean-Paul II au Bourget, le 1er juin 1980, lors de son premier voyage en France : « Aujourd'hui, dans la capitale de l'histoire de votre nation, je voudrais répéter ces paroles qui constituent votre titre de fierté : Fille aînée de l'Eglise. [...] Il n'existe qu'un seul problème, celui de notre fidélité à l'Alliance avec la Sagesse éternelle, qui est source d'une vraie culture, c'est-à-dire de la croissance de l'homme, et celui de la fidélité aux promesses de notre baptême au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Alors permettez-moi de vous interroger : France, Fille aînée de l'Église, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? Permettez-moi de vous demander : France, Fille aînée de l'Eglise et éducatrice des peuples, es-tu fidèle, pour le bien de l'homme, à l'Alliance avec la Sagesse éternelle ? Pardonnez-moi cette question. Je l'ai posée comme le fait le ministre au moment du Baptême. Je l'ai posée par sollicitude pour l'Église dont je suis le premier prêtre et le premier serviteur, et par amour pour l'homme dont la grandeur définitive est en Dieu, Père, Fils et Esprit. » Le pape venu de Pologne a réveillé l'esprit révolutionnaire des saints qui ont jalonné toute l'histoire de la France.

Dans de nombreux discours, et dans ce livre, vous dénoncez explicitement la théorie du genre. Pourquoi cette insistance répétée ?

La philosophie africaine affirme : « L'homme n'est rien sans la femme, la femme n'est rien sans l'homme, et les deux ne sont rien sans un troisième élément qui est l'enfant. » Fondamentalement, la vision africaine de l'homme est trinitaire. Il y a en chacun de nous quelque chose de divin ; Dieu un et trine nous habite et imprègne tout notre être.
Selon l'idéologie du genre, il n'existe pas de différence ontologique entre l'homme et la femme. Les identités masculine et féminine ne seraient pas inscrites dans la nature ; il s'agirait du résultat d'une construction sociale, un rôle que jouent les individus à travers des tâches et des fonctions sociales. Pour ses théoriciens, le genre est performatif, et les différences homme-femme ne sont que des oppressions normatives, des stéréotypes culturels et des constructions sociales qu'il faut défaire afin de parvenir à la parité entre l'homme et la femme. L'idée d'une identité construite nie en fait de façon irréaliste l'importance du corps sexué. Un homme ne devient jamais une femme, celle-ci ne devient jamais un homme, quelles que soient les mutilations que l'un ou l'autre peut accepter de subir. Dire que la sexualité humaine ne dépendrait plus de l'identité de l'homme ou de la femme, mais des orientations sexuelles, comme l'homosexualité, est un totalitarisme onirique.
Je ne vois pas d'avenir possible à une telle supercherie. Mon inquiétude porte plus sur la manière dont des États et des organisations internationales tentent d'imposer par tous les moyens, souvent à marche forcée, la philosophie déconstructiviste dite du genre. Si la sexualité est uniquement une construction sociale et cultuelle, nous en venons à remette en cause la manière dont l'humanité se reproduit depuis ses origines. En fait, il est presque difficile de prendre au sérieux une vision si outrancière. Si des chercheurs se prêtent à des propos fantaisistes et dangereux, libre à eux ; mais je n'accepterai jamais que ces théories soient imposées directement ou insidieusement à des populations sans défense. Comment voulez-vous qu'un petit enfant ou qu'un jeune adolescent des campagnes africaines reculées puisse se défendre face à de telles spéculations mensongères ?
Une chose est de respecter véritablement les personnes homosexuelles, qui ont droit à un authentique respect, et une autre de promouvoir l'homosexualité comme un modèle social.
Cette manière de concevoir les rapports humains est en fait une atteinte aux personnes homosexuelles, victimes d'idéologues indifférents à leur sort. Il faut certes prendre garde que les homosexuels ne fassent l'objet d'attaques, souvent honteuses et insidieuses. Pourtant, je crois aberrant de vouloir ériger cette sexualité en idéologie progressiste. Je constate une volonté de certaines structures influentes à faire de l'homosexualité la pierre angulaire d'une nouvelle éthique mondiale. Tout projet idéologique extrémiste porte en lui son propre échec ; à terme, je crains que les personnes homosexuelles ne soient les premières victimes de tels débordements politiques.

Le combat pour la pérennité des racines de l'humanité, le plus grand défi pour le monde

NICOLAS DlAT : La culture africaine accorde à la famille une grande importance. Comment ce modèle peut-il être intéressant pour l'Eglise et le reste du monde ?

CARDINAL ROBERT SARAH : La famille africaine est d'abord construite autour d'une vie commune. Pour beaucoup, l'argent possède une place secondaire. Ma famille était pauvre, mais nous restions heureux et soudés. En Guinée, la famille demeure la première cellule de la société, le lieu où nous apprenons à être attentifs aux autres et à les servir sans ostentation. Je crois que l'Europe et l'Occident doivent retrouver le sens de la famille en regardant les traditions que l'Afrique n'a jamais abandonnées. Dans mon continent, la famille constitue le creuset des valeurs qui irriguent toute la culture, le lieu de la transmission des coutumes, de la sagesse et des principes moraux, le berceau de l'amour gratuit. Sans la famille, il n'y a plus ni société ni Église. En famille, les parents transmettent la foi. C'est la famille qui pose les fondements sur lesquels nous structurons l'édifice de notre existence. La famille est la petite Église où nous commençons à rencontrer Dieu, à l'aimer et à tisser des rapports personnels avec Lui.
Mon père m'a appris à beaucoup aimer la Vierge Marie. Je le revois encore se jeter à genoux, dans le sable d'Ourous, pour prier l'angélus, chaque jour, à midi et le soir. Je n'ai jamais oublié ces moments où il fermait les yeux pour rendre grâce à Marie. Je l'imitais et je récitais mes prières pour la mère de Jésus, à ses côtés.
Les parents sont les premiers éducateurs de l'homme. Dans la famille, l'homme peut apprendre à vivre et à manifester la présence de Dieu. Si le Christ constitue le lien d'une famille, alors celle-ci aura une solidité indestructible. En Afrique, il existe une place importante qui est réservée aux anciens ; le respect dû aux personnes âgées est une des pierres d'angle de la société africaine. Je pense que l'homme européen ne réalise pas à quel point les peuples d'Afrique sont choqués par le peu de cas qui est réservé aux anciens dans les pays occidentaux. Cette manière de cacher la vieillesse, de la tenir à l'écart, est le signe d'un égoïsme préoccupant, d'une absence de cœur, ou, pour mieux dire, d'un durcissement. Certes, les personnes âgées ont tout le confort et les soins physiques nécessaires. Mais il leur manque la chaleur, la proximité et l'affection humaines de leurs proches trop occupés par leurs obligations professionnelles, leurs loisirs et leurs vacances.
En fait, la famille est un espace où l'homme apprend à être au service de la société. En Afrique, la famille n'a jamais été fermée sur elle-même ; elle prend place dans un large tissu social. L'ethnie et le village sont généralement le prolongement naturel de la famille ; l'ethnie porte la culture, protège et transmet des traditions très anciennes. « II faut tout un village pour éduquer un enfant », dit un proverbe africain. Chacun reçoit et, dans un même mouvement, participe à la survie du groupe ; je parle de survie, car rien n'est facile. Certes, je n'ignore pas que ce sentiment d'appartenance peut faire l'objet de graves perversions, en particulier lorsque des ethnies rentrent dans des logiques d'orgueil, de haine et de mépris des autres.
Pourtant, rien ne remplace la famille où nous pouvons comprendre la profondeur du don et de l'amour. J'ai appris de mes parents à donner. Nous étions habitués à recevoir, ce qui imprima en moi l'importance de l'accueil et de la gratuité. Pour mes parents, et tous les habitants de mon village, le fait de recevoir les autres impliquait que nous cherchions à les rendre heureux. L'harmonie familiale peut être le reflet de l'harmonie du Ciel. Voilà le vrai trésor de l'Afrique !
D'autres régions du monde seraient en grave danger si elles venaient à perdre cette « source du don ». Dès novembre 1981, dans son exhortation apostolique familiaris-consortio, Jean-Paul II a ressenti l'urgente nécessité d'écrire que « la situation dans laquelle se trouve la famille présente des aspects positifs et négatifs : les uns sont le signe du salut du Christ à l'œuvre dans le monde ; les autres, du refus que l'homme oppose à l'amour de Dieu. Car, d'une part, on constate une conscience plus vive de la liberté personnelle et une attention plus grande à la qualité des relations interpersonnelles dans le mariage, à la promotion de la dignité de la femme, à la procréation responsable, à l'éducation des enfants ; il s'y ajoute la conscience de la nécessité de développer des liens entre familles en vue d'une aide spirituelle et matérielle réciproque, la redécouverte de la mission ecclésiale propre à la famille et de sa responsabilité dans la construction d'une société plus juste. Mais, par ailleurs, il ne manque pas d'indices d'une dégradation préoccupante de certaines valeurs fondamentales : une conception théorique et pratique erronée de l'indépendance des conjoints entre eux ; de graves ambiguïtés à propos du rapport d'autorité entre parents et enfants ; des difficultés concrètes à transmettre les valeurs, comme bien des familles l'expérimentent ; le nombre croissant des divorces ; la plaie de l'avortement ; le recours sans cesse plus fréquent à la stérilisation ; l'installation d'une mentalité vraiment et proprement contraceptive ».
Je sais que la famille africaine a encore un magnifique horizon qui s'ouvre à elle. J'aimerais ne pas douter que de telles promesses existent aussi pour les familles européennes, américaines, asiatiques et océaniennes. Le combat pour la pérennité des racines de l'humanité est peut-être le plus grand défi que notre monde a connu depuis ses origines.


Les lecteurs qui désirent consulter les derniers articles publiés par le site Eucharistie Sacrement de la Miséricorde, peuvent cliquer sur le lien suivant º E.S.M. sur Google actualité


Sources : Extraits de la deuxième partie "Dieu ou rien" - Entretien du cardinal Sarah avec Nicolas Diat - E.S.M
Ce document est destiné à l'information; il ne constitue pas un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde - (E.S.M.) 14.01.2024