Benoît XVI : Les étapes d’une longue vie, de sa Bavière natale à
Rome
Le 11 janvier 2023 -
(E.S.M.)
-
Sa Sainteté le Pape émérite, Benoît XVI, nous a quittés ce 31 décembre
2022 à l’âge de 95 ans, dans le monastère Mater Ecclesiae sur la
colline du petit état du Vatican, où il s’était retiré après avoir renoncé à la
papauté. C'est là qu'il a passé les dernières années de sa longue vie,
dans la retraite et la prière. Portrait de Benoît XVI par Federico
Lombardi SJ, Auteur émérite de "La Civiltà Cattolica". Président de
la Fondation vaticane « Joseph Ratzinger-Benoît XVI ».
Benoît XVI au côté de
Federico Lombardi -
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Benoît XVI : Les étapes d’une longue vie, de sa Bavière natale à
Rome
Le 11 janvier 2023 - E.
S. M. - Le Pape émérite, Benoît XVI, nous a quittés ce 31 décembre
2022 à l’âge de 95 ans, dans le monastère Mater Ecclesiae sur la
colline du petit état du Vatican, où il s’était retiré après avoir renoncé à la
papauté. C'est là qu'il a passé les dernières années de sa longue vie, dans
la retraite et la prière. Une exception significative a été son
voyage à Ratisbonne en Allemagne du 18 au 22 juin 2020, pour visiter et rencontrer
son frère aîné bien-aimé, Mgr Georg Ratzinger, quelques jours avant
sa mort. Sa dernière « apparition publique » eut lieu le 28 juin
2016, dans la salle Clémentine du Palais apostolique, pour une
cérémonie
de vœux et d’hommages en présence du pape François, à l’occasion du
65e anniversaire de son ordination sacerdotale. François lui
avait rendu visite à plusieurs reprises, mais de nombreux amis ou
visiteurs ont pu aussi l’approcher et partager des nouvelles et des
photos qui circulaient sur les médias ; nous avons pu ainsi continuer à nous sentir accompagnés par sa présence discrète, mais
vigilante, qui se manifestait parfois par des réponses à des lettres
ou de courts messages, ddesquels transparaissaient invariablement sa
gentillesse, sa douceur et l’acuité comme l’intensité de sa présence
spirituelle. En revanche, il y eut très peu
d’interventions écrites.
Les étapes d’une longue vie : de la Bavière à Rome
Joseph Ratzinger naquit le 16 avril 1927 à Marktl am Inn, en
Bavière. C’était tôt le matin du samedi saint et, ce même matin, il
fut baptisé, comme il le raconte, « avec l’eau bénite nouvelle de la
“nuit de Pâques”. […] Personnellement, j’ai toujours été
reconnaissant que, de cette manière, ma vie ait été plongée dans le
mystère pascal dès le début, car cela ne pouvait être qu’un signe de
bénédiction[1] ». Joseph est né dans une famille bavaroise
profondément enracinée dans la tradition catholique et de condition
modeste – son père, qui lui aussi s’appelait Joseph, était gendarme,
et sa mère Maria était femme au foyer, mais rendait
occasionnellement service comme cuisinière pour faire face aux
besoins économiques de la famille. Il était leur troisième et
dernier enfant, ayant été précédé par sa sœur Maria et son frère
Georg[2].
L’enfance de Joseph se déroula de manière normale et sereine,
marquée par des déménagements de la famille dans différentes
localités de Bavière en fonction des endroits où son père a été
affecté : après Marktl, en 1929, ils allèrent vivre à Tittmoning
(qui restera pour Joseph le pays des rêves d’enfance et des moments
heureux), puis en 1932 à Aschau am Inn et en 1937 à Traunstein.
C’est là qu’en 1939, à l’âge de 12 ans, Joseph est entré au
séminaire archidiocésain, où il avait été précédé par son frère
Georg. Ce sont les années de l’avènement du régime hitlérien ;
Joseph sent dans l’air l’orage qui approche, mais il le vit protégé
par l’environnement profondément catholique de la province bavaroise
et de sa famille, où l’attitude antinazie est sans équivoque, même
si elle n’est pas militante.
Joseph commence à payer directement les frais de l’avènement du
nazisme lorsque le séminaire est réquisitionné peu après son entrée
et qu’il doit être inscrit d’office dans la Hitlerjugend (la
« Jeunesse hitlérienne »), bien qu’il ne participe pas à ses
activités. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, il a 16 ans ;
il est affecté aux services anti-aériens de la ville de Munich : il
est soldat, mais avec d’autres séminaristes, il peut poursuivre ses
études, en suivant les cours d’un gymnase de la ville.
En septembre 1944, il est déchargé du service anti-aérien et envoyé
au Burgenland – à la frontière entre l’Autriche, la Hongrie et la
Slovaquie – pour un service de travail puis, après une infection, à
la caserne de Traunstein. Dans la confusion des derniers mois de
l’effondrement de l’Allemagne, il déserte et rentre chez lui, mais à
l’arrivée des Américains, il est réuni aux prisonniers de guerre et
emmené, avec 50 000 autres personnes, dans un camp de prisonniers à
ciel ouvert, dans des conditions extrêmement dures, près d’Ulm.
Enfin libéré, le 16 juin, il est de nouveau chez lui.
À travers tous ces événements, sa vocation au sacerdoce est restée
solide. Malgré l’état encore précaire des institutions, Joseph
reprit ses études à Munich et à Freising. Il se prépara au sacerdoce
avec un discernement spirituel mûr et entra profondément, avec
enthousiasme et passion, dans le monde des études théologiques,
favorisé par la proximité et l’accompagnement de personnalités de
premier ordre sur le plan culturel et spirituel. C’est l’époque où
il se familiarisa avec la pensée de saint Augustin, qui restera
toujours son auteur de référence préféré et fondamental, mais il
lisait aussi des écrits fascinants de grands théologiens
contemporains, comme Henri de Lubac.
Le 29 juin 1951, Georg et Joseph ont été ordonnés prêtres dans la
cathédrale de Freising par le cardinal Michael von Faulhaber,
archevêque de Munich. Ce fut une étape importante dans le parcours
de sa vie : bien que fortement attiré par la passion pour la
recherche théologique et l’enseignement, le sacerdoce restera
toujours pour Joseph une dimension essentielle de sa vocation, vécue
avec joie, gratitude et un grand sens de responsabilité, unissant
dans une synthèse vitale le service liturgique, le ministère de la
Parole et la pastorale avec la profondeur de la réflexion
culturelle.
Après son ordination, le nouveau prêtre fut affecté à une année de
travail paroissial dans un quartier de Munich, auprès d’un curé très
zélé. Il s’acquitta de cette tâche avec un tel engagement et un tel
enthousiasme qu’il s’en souvint bien des années plus tard, comme
« le meilleur moment de ma vie[3] ».
Il serait donc complètement faux de considérer la personnalité de
Ratzinger comme celle d’un intellectuel froid ou abstrait, alors que
la sensibilité pastorale vibrait au plus profond de son cœur.
Cependant, la voie des études et d’une carrière académique semblait
plus adaptée pour un jeune homme qui démontrait déjà des dons
exceptionnels dans ce domaine. Après son doctorat sur
saint
Augustin, discuté en 1953, vint
l’objectif de sa qualification d’enseignant.
C’est là qu’il connaît un passage difficile et presque dramatique de
sa vie, en raison de l’affrontement ouvert entre deux professeurs
influents de la faculté de Munich – Gottlieb Söhngen, son
professeur, et Michael Schmaus – au sujet de sa thèse sur saint
Bonaventure. L’ouvrage fut finalement accepté et Ratzinger devint
maître de conférences en 1957. Mais ces tensions laisseront un
profond héritage. Le jeune théologien, qui avait jusqu’alors surtout
remporté de brillants succès et reçu de grands éloges, fit la
nouvelle expérience de sévères critiques, au point de compromettre
radicalement sa carrière. Il observa judicieusement à la fin –
indépendamment du mérite des discussions – que « les humiliations
sont nécessaires […]. Il est bon qu’un jeune homme connaisse ses
limites, qu’il subisse aussi des critiques, qu’il doive traverser
une phase négative[4] ».
C’est ainsi que Ratzinger devint professeur. Ce fut une étape
fondamentale dans son itinéraire : elle dura près de vingt ans. Au
fond, c’est la période durant laquelle il faisait ce à quoi il
s’était senti appelé et ce qu’il désirait faire. Cette étape aussi
fut marquée par de multiples phases. Après avoir enseigné la
dogmatique et la théologie fondamentale à l’université de Freising,
la première chaire à laquelle il fut appelé était celle de Théologie
fondamentale à l’Université de Bonn, où il resta de 1959 à 1963 ; il
passa ensuite à Münster pour la Théologie dogmatique (1963-66), puis
à Tübingen (1966-69), et enfin à Ratisbonne (1969-77). Les
témoignages sur la qualité exceptionnelle de son enseignement
universitaire, comme la profondeur du contenu, la clarté de
l’exposé, le soin et la finesse de la langue, sont unanimes. Les
étudiants se pressaient dans les amphithéâtres pour l’écouter. Nous
avons pu entendre les échos de ces qualités et les apprécier à un
niveau plus large et plus universel, en lisant les documents, en
écoutant les discours, les catéchèses, les homélies du professeur
devenu Pape.
Durant cette période, il y eut un événement crucial dans la vie de
Ratzinger : la participation au Concile Vatican II comme théologien
expert du vieux cardinal de Cologne, Joseph Frings. Au moment de
l’annonce du Concile, Ratzinger enseignait à Bonn, dans le diocèse
de Cologne m ; il s’y fit rapidement remarquer par une importante
conférence sur la théologie du Concile, à laquelle il assistait. Il
y a une étincelle. Frings, bien que presque aveugle, sera un
protagoniste de Vatican II, une figure de proue de cet épiscopat
d’Europe centrale et du Nord – France, Allemagne, Belgique, etc. –
qui jouera un rôle décisif dans l’Orientation du Concile. Ratzinger,
âgé d’une trentaine d’années, formé dans un milieu universitaire
différent des facultés romaines, accompagna Frings, lui préparant
des mémoires et des projets d’interventions qui laisseront des
traces[5].
Cependant, outre sa contribution à la formulation des documents, son
séjour à Rome pendant les sessions du Concile représentait pour le
jeune professeur une occasion unique de connaître et d’entrer en
dialogue personnel avec les principaux théologiens de l’époque –
Rahner, de Lubac, Congar, Chenu, Daniélou, Philips, etc. – et de
respirer profondément l’universalité de l’Église et les défis de son
temps, en vivant de l’intérieur le plus grand événement ecclésial du
siècle. Ses horizons s’élargissaient aux frontières du monde, la
réflexion théologique et pastorale se trouvait confrontée à des
questions cruciales et ne pouvait plus jamais s’enfermer dans des
perspectives limitées ou éphémères.
Pourtant, tout n’était pas facile et sans problème. Les changements
fréquents de sites universitaires en sont une indication. La période
passionnante et créative du Concile était aussi suivie de
développements négatifs et de divisions dans les domaines ecclésial
et théologique. Le débat sur la fonction du théologien dans l’Église
est devenu houleux, notamment en Allemagne. Ainsi, alors que c’est
Hans Küng qui avait poussé Ratzinger à s’installer à Tübingen, les
chemins de ces deux théologiens se sont séparés et inexorablement
éloignés. À un certain moment, Ratzinger a dû constater que pour
Küng et d’autres, « la théologie n’était plus l’interprétation de la
foi de l’Église catholique, mais s’établissait elle-même comme elle
pouvait et devait être. Et pour un théologien catholique, comme je
l’étais, ce n’était pas compatible avec la théologie[6] ».
Dans ce contexte, – coïncidant avec les troubles estudiantins de
1968 qui perturbaient profondément la vie universitaire, – Ratzinger
quitta Tübingen pour la ville plus tranquille de Ratisbonne. Mais il
ne faut pas croire que ces années n’ont pas été aussi intenses et
fructueuses. C’est précisément en 1968 que parut cette Introduction
au christianisme, née d’un cours donné aux étudiants de toutes les
Facultés et structurée comme un commentaire du « Symbole des
Apôtres », qui devait rester le livre le plus lu de Ratzinger, un
succès extraordinaire, avec des traductions en 20 langues et des
rééditions continues jusqu’aujourd’hui. Il se caractérise par le
contraste fascinant entre la profondeur de son contenu et la
simplicité de son langage, qui l’a fait remarquer en dehors de la
sphère académique. Ratzinger souligne le caractère personnel de la
foi chrétienne : « Le sens du monde est […] le “tu” […]. La foi
consiste donc à trouver un “toi” qui me soutient et qui, dans
l’incomplétude de toute rencontre humaine, m’accorde la promesse
d’un amour indestructible, qui non seulement aspire à l’éternité,
mais nous l’accorde[7] ».
Au cours des années suivantes, à Ratisbonne, l’activité du maître de
conférences s’exprimait non seulement par des cours magistraux, mais
aussi par le suivi avec un plus grand engagement des étudiants qui
le choisirent comme Doktorvater (« directeur de thèse ») pour leurs
études doctorales. C’est ainsi que prit forme et se stabilisa le
Schülerkreis(« cercle d’étudiants »), que Ratzinger continua à
suivre avec une admirable fidélité jusqu’aux années de son
pontificat, témoignant de la profondeur exceptionnelle de la
relation culturelle et spirituelle qui s’était établie entre le
professeur et ses disciples.
Mais, la mort soudaine du cardinal Julius Döpfner, archevêque de
Munich et leader incontesté du catholicisme allemand, vint perturber
la vie de Ratzinger au moment même où, âgé de cinquante ans, il
arrivait à sa pleine maturité académique et culturelle. Paul VI lui
demanda l’obéissance difficile de succéder à Döpfner. Il n’est pas
rare que les Papes jugent opportun de confier les principaux sièges
épiscopaux d’Allemagne à des personnalités de grande envergure
culturelle. Ratzinger était un théologien à l’autorité reconnue, qui
faisait preuve d’un profond attachement à l’Église dans les tensions
post-conciliaires, et il était aussi un « patriote bavarois », comme
il se définit lui-même. L’acceptation fut une décision « immensément
difficile » pour le professeur, mais le sens de la volonté de servir
qui lui était demandé prévalut. Le 28 mai 1977, Ratzinger fut
consacré évêque. Paul VI le nomma immédiatement cardinal, et le 27
juin, à Rome, il reçut l’imposition de la barrette.
Il choisit comme devise épiscopale Cooperatores veritatis
(« Coopérateurs de la vérité »), une citation de la troisième lettre
de saint Jean (1,8). On ne pourrait trouver de mots plus expressifs
de la continuité entre l’engagement du théologien dans la recherche
et l’enseignement, l’engagement de l’évêque dans le magistère et
l’orientation pastorale. Mais cela s’appliquera également à ses
engagements ultérieurs : une splendide devise pour toute une vie !
Le service en tant qu’archevêque de Munich sera intense, en raison
des engagements de la pastorale du grand archidiocèse, mais aussi
assez court. Elle a coïncidé avec l’« année des trois papes » et des
deux conclaves (1978), puis avec l’élection du pape WojtyBa et sa
première visite en Allemagne (1980), qui s’est terminée à Munich.
Jean-Paul II connaissait déjà Ratzinger et l’estimait beaucoup. Il
le choisit comme rapporteur du Synode sur la famille de 1980, le
premier du nouveau pontificat, et lui fit immédiatement comprendre
qu’il souhaitait l’avoir à Rome à la tête de la Congrégation pour la
doctrine de la foi. Ratzinger résista d’abord, mais la volonté du
Pape est trop claire : le 25 novembre 1981, il fut nommé préfet et
en mars 1982, il s’installa à Rome.
Le Cardinal Préfet
Cette nouvelle étape sera très longue. Pendant 23 ans, Ratzinger
sera l’un des principaux collaborateurs de confiance de Jean-Paul
II, qui ne voudra absolument pas renoncer à sa contribution jusqu’à
la fin de l’un des plus longs pontificats de l’histoire. Les
relations entre le Pape et le Préfet étaient intenses, franches et
cordiales, fondées sur l’estime et l’admiration mutuelles, malgré la
différence entre les deux personnalités. La figure de Ratzinger
constitue donc certainement l’un des éléments caractéristiques de
cette époque de la vie de l’Église et donne un appui théologique de
grande profondeur au Magistère de Jean-Paul II, en interprétant
fidèlement les orientations pontificales. On parle spontanément d’un
« formidable binôme » et d’un binôme extraordinairement heureux
entre un grand Pape et un grand Préfet.
Le travail accompli par le cardinal Ratzinger durant ces années sera
impressionnant, également grâce à sa capacité de guider le travail
commun de ses collaborateurs, en les écoutant et en orientant leurs
contributions avec une extraordinaire capacité de synthèse, de sorte
que les documents ne soient pas tant le fruit de son travail
personnel que l’effort de tout le corps. Toutefois, ce ne sera pas
facile, car les débats dans l’Église post-conciliaire sont également
passionnés d’un point de vue théologique.
Nous pensons que trois événements marquants, parmi les innombrables
de cette période, peuvent être soulignés ici. Tout d’abord, les
interventions de la Congrégation sur le thème de la théologie de la
libération dans la première partie des années 1980. La préoccupation
du Pape concernant l’influence de l’idéologie marxiste sur les
courants de pensée de la théologie latino-américaine est grande, et
le Préfet la partage et affronte le délicat problème avec courage.
Cela a donné lieu à deux célèbres Instructions, s’opposant
respectivement aux dérives négatives (la première, de 1984) et
reconnaissant la valeur des aspects positifs (la seconde, de 1986).
Les réactions critiques, notamment à l’égard du premier document, et
les discussions animées n’ont pas manqué, même dans les cas
spécifiques de théologiens controversés (le plus connu étant le
Brésilien Leonardo Boff). Ratzinger, malgré sa finesse culturelle
reconnue, n’a pas échappé au sort commun des responsables du
Dicastère doctrinal d’avoir la réputation d’un censeur rigide,
gardien de l’orthodoxie et principal adversaire de la liberté de
recherche théologique et, puisqu’il est allemand, il s’est vu
attribué le surnom peu bienveillant de Panzerkardinal.
Un autre document de la Congrégation, promulgué bien des années plus
tard, suscitera également une vague de critiques : la Déclaration
Dominus Jesus, publiée lors du Grand Jubilé de l’an 2000, sur la
centralité de la figure de Jésus pour le salut de tous. Cette fois,
ce furent surtout les milieux les plus engagés dans les relations
œcuméniques et le dialogue avec les autres religions qui se
sentaient touchés et réagissaient. Mais même dans ce cas, il ne fait
aucun doute que cette prise de position corresponda pleinement à
l’intention de Jean-Paul II de protéger certains points essentiels
de la foi de l’Église contre des malentendus ou des déviations avec
de graves répercussions.
Une troisième entreprise, elle aussi très discutée au début mais
finalement couronnée d’un large consensus et de succès, fut la
rédaction, véritablement titanesque, d’un nouveau Catéchisme de
l’Église catholique. Un exposé organique de toute la foi catholique,
reflétant le renouveau conciliaire et formulé dans un langage adapté
aux temps modernes, avait été demandé par le Synode de 1985. Le Pape
confia cette tâche au cardinal Ratzinger et à une Commission sous sa
présidence. Le fait que, après une époque de débats et de tensions
théologiques et ecclésiales très fortes, l’ouvrage ait abouti en
quelques années seulement – précisément déjà en 1992 – à un résultat
largement convaincant, a quelque chose de miraculeux.
Seule une extraordinaire faculté de vision organique et synthétique
de la doctrine et de l’ensemble du champ de la vie chrétienne
pouvait guider et faire aboutir cette entreprise. Or, la sensibilité
aux attentes contemporaines ne manquait pas. Est-ce que ce ne sont
pas précisément les qualités que nous avons reconnues et admirées 25
ans plus tôt chez l’auteur de l’Introduction au christianisme ? Le
Catéchisme reste probablement la contribution doctrinale positive la
plus importante du pontificat de Jean-Paul II, un instrument sûr et
précieux pour la vie de l’Église : ce n’est pas pour rien que le
pape François s’y réfère fréquemment.
Le Pape et la « priorité suprême » du pontificat
Nous arrivons ainsi à l’avant-dernière étape – mais la plus
importante sur le plan ecclésial – de la longue route de Ratzinger,
qui fut aussi inattendue que les deux précédentes. Toutefois, à la
mort de Jean-Paul II, il y avait plusieurs raisons de regarder vers
lui comme un successeur possible : la collaboration prolongée et
étroite en pleine harmonie, les éminentes qualités d’intelligence et
d’esprit, l’absence de toute ambition au pouvoir qui le mettait
au-dessus des partis, à quoi s’ajoutait enfin la maîtrise sereine
avec laquelle, comme Doyen du Collège des Cardinaux, il conduisit
les actes et présida aux rites de la préparation et de la mise en
œuvre du Conclave. Malgré son âge avancé, le choix de la continuité
s’imposa rapidement. Le 19 avril, à l’âge de 78 ans, Joseph
Ratzinger devint le 265e pape de l’Église catholique, choisissant le
nom de Benoît XVI et se présentant aux personnes réunies sur la
place Saint-Pierre comme un « simple et humble ouvrier dans la vigne
du Seigneur ».
Malgré l’âge du nouveau pape, son pontificat, qui durera un peu
moins de huit ans, sera dense en activités, en Italie et à
l’étranger. En plus de l’activité « ordinaire » des célébrations et
des audiences au Vatican, on peut rappeler 24 voyages à l’étranger,
dont plusieurs furent couronnés d’un grand succès populaire, avec 24
pays touchés sur les cinq continents ; 29
voyage en Italie ; cinq
assemblées du Synode des évêques – trois assemblées générales
ordinaires : Sur l’Eucharistie (2005, déjà convoqué par Jean-Paul
II), sur la Parole de Dieu (2008), sur la Promotion de la Nouvelle
Évangélisation (2012) ; et deux extraordinaires : pour l’Afrique
(2009) et pour le Moyen-Orient (2010) –, dont chacune (à l’exception
de la dernière en 2012) fut suivie d’une importante Exhortation
Apostolique.
Parmi les autres documents magistériels majeurs figurent les trois
encycliques. La
Lettre aux catholiques de la République populaire de
Chine, de la Pentecôte 2007, est aussi particulièrement importante.
Il convient également de mentionner les « Années » par lesquelles
Benoît XVI entendait donner une cohérence et une orientation à sa
direction pastorale de l’Église : après avoir achevé l’« Année
de l’Eucharistie », déjà initiée par son prédécesseur, il a
successivement proclamé l’« Année
paulinienne » (28 juin 2008 – 29 juin 2009, pour le bimillénaire
de la naissance de l’Apôtre), l’« Année
sacerdotale » (19 juin 2009 – 11 juin 2010, pour le 150e
anniversaire de la mort du Curé d’Ars) et enfin l’« Année
de la foi » (qui a débuté le 11 octobre 2012, pour le 50e anniversaire de
l’ouverture du Concile Vatican II). En ce qui concerne cette
dernière, que le Pape n’achèvera pas personnellement après sa
démission, il est juste d’observer ce qu’il en dit lui-même, en
réponse à la question de Seewald : « Qu’est-ce que vous considérez
être, rétrospectivement, la marque distinctive de votre
pontificat ? » « Je dirais – répondit Benoît –
qu’elle est bien
exprimée par l’Année de la foi : un encouragement renouvelé à
croire, à vivre une vie à partir du centre, du dynamisme de la foi,
à redécouvrir Dieu en redécouvrant le Christ, donc à redécouvrir la
centralité de la foi[8] ».
Ces paroles nous introduisent directement à la réflexion sur les
priorités du pontificat comme clé de sa relecture. Benoît en a parlé
explicitement dans un document très particulier, passionné et
intense : cette Lettre aux évêques du 10 mars 2009, écrite à la
suite des critiques et des attaques dont il avait fait l’objet après
le retrait de l’excommunication des évêques lefebvristes et
l’« affaire
Williamson », dans laquelle il entend presque « rendre
compte » de son gouvernement de l’Église. « À notre époque où dans
de vastes régions de la terre la foi risque de s’éteindre comme une
flamme qui ne trouve plus à s’alimenter, la priorité qui prédomine
est de rendre Dieu présent dans ce monde et d’ouvrir aux hommes
l’accès à Dieu. Non pas à un dieu quelconque, mais à ce Dieu qui a
parlé sur le Sinaï ; à ce Dieu dont nous reconnaissons le visage
dans l’amour poussé jusqu’au bout (cf. Jn 13,1), en Jésus-Christ
crucifié et ressuscité »[9].
Le pape Benoît s’est consacré à cette priorité, comme il l’a fait
tout au long de sa vie, avec un engagement total et un style de
gouvernement que l’on pourrait qualifier de « gouvernement
magistérielle ». Comme il l’a dit lui-même : « Je viens de la
théologie et je savais que ma force, si j’en ai une, est d’annoncer
la foi sous une forme positive. C’est pourquoi j’ai voulu avant tout
enseigner à partir de la plénitude de la Sainte Écriture et de la
Tradition » ; et en même temps : « Il y a un besoin de renouveau, et
j’ai essayé de faire avancer l’Église sur la base d’une
interprétation moderne de la foi[10] ».
On voit facilement comment le choix des thèmes et le développement
de ses encycliques s’inscrivent dans cette ligne. Benoît en a
volontairement limité le nombre, et a voulu les consacrer
principalement aux vertus théologales. La charité :
Deus Caritas Est (2005) ; l’espérance :
Spe Salvi (2007) ; la foi :
Lumen Fidei (qui
est restée inachevée et paraîtra « à titre posthume », reprise et
complétée par son successeur).
Ce que Benoît XVI dit de l’amour et de l’espérance traite très
profondément de la manière dont ces mots sont interprétés dans la
culture contemporaine, des questions que cela pose à la foi et au
témoignage chrétien, et des réponses qui peuvent jaillir du cœur de
la foi face aux perturbations de notre temps, à la perte du sens le
plus élevé de l’amour et à la tentation du désespoir face à la
puissance du mal.
L’encyclique
Caritas in Veritate (2009), à placer dans la veine de
la doctrine sociale de l’Église, énonce aussi la réponse offerte par
la foi chrétienne, à travers l’engagement actif de la charité, à la
très grave crise économique, sociale et morale dans laquelle
l’humanité se trouve aujourd’hui. De même, on voit clairement la
cohérence avec les priorités indiquées plus haut des thèmes assignés
par le Pape aux Assemblées Synodales Ordinaires : « La Parole de
Dieu dans la vie et la mission de l’Église » et « La nouvelle
évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne ». A cet
égard, il est intéressant de noter que le pape Benoît XVI n’a pas
considéré qu’il lui incombait de s’engager dans une réforme de la
Curie romaine ; il a cependant pris une décision innovante : celle
d’établir un nouveau Dicastère dédié précisément à la « promotion de
la nouvelle évangélisation ».
Le second aspect de la « priorité suprême » – non pas un dieu
quelconque, mais le Dieu qui nous a été révélé par Jésus-Christ –
ressort d’un élément vraiment unique du pontificat de Benoît XVI,
sur lequel il faut attirer l’attention. En 2003, le pape Benoît XVI
avait commencé à travailler à une
œuvre majeure sur Jésus, à laquelle il
se sentait appelé comme croyant et comme théologien dans sa
« recherche personnelle de la “face du Seigneur” (cf. Ps 27,
8)[11] ». Ce travail lui semblait urgent, également parce qu’il
s’inquiétait de ce que les méthodes modernes d’interprétation de
l’Écriture nous conduisent à perdre la relation vivante avec la
personne de Jésus.
Élu Pape, Ratzinger n’abandonna pas l’entreprise ; de fait, il la
considérait si importante qu’il y consacre tout le temps qu’il avait
« de libre » en dehors des engagements prioritaires du service de
gouvernement et réussit à la mener à bien. Il a souligné que « ce
n’est en aucun cas un acte magistériel » et que le résultat peut
être librement discuté et critiqué ; mais, comme il est Pierre qui
doit « confirmer ses frères », sa recherche et son témoignage
personnel de foi ont une immense valeur pour toute l’Église – et il
en est bien conscient. La composition du livre sur
Jésus a, en
effet, accompagné tout son pontificat[12], en constituant dans un
certain sens une dimension intérieure. Benoît XVI dit qu’il était
très impliqué dans ce travail. Lorsque Seewald lui demanda :
« Peut-on dire que ce travail a été une source d’énergie
irremplaçable pour votre pontificat ? », il répondit immédiatement :
« Bien sûr. Pour moi, c’était un peu comme si je puisais constamment
de l’eau du plus profond des sources[13] ».
La grande attention de Benoît XVI pour la liturgie de l’Église
découle aussi directement de la « priorité suprême ». Il y avait un
vrai souci de lui donner la place qui lui revient dans la vie de la
communauté et du croyant, et de préserver la dignité de sa
célébration, qui met au centre la rencontre avec le Christ. Dans
l’intention de Benoît XVI, il n’y a donc pas de restauration
nostalgique de l’ancien, mais le souci d’une dimension fondamentale
de la vie de l’Église. C’est dans cette optique qu’il faut également
voir son effort pour éviter les ruptures dans la tradition, exprimé
dans le « Motu proprio »
Summorum Pontificum (7 juillet 2007), qui
réadmet comme « forme extraordinaire » la célébration de la messe
selon la liturgie romaine antérieure à la réforme conciliaire.
Toutefois, dans ce contexte, nous voudrions surtout rappeler
l’heureuse intuition d’inclure l’adoration eucharistique parmi les
temps forts des Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ), pendant la
grande Veillée : ce fut une innovation en quelque sorte « à
contre-courant » pour un immense et festif rassemblement de jeunes,
mais accueillie et vécue avec une pleine adhésion par les centaines
de milliers de jeunes participants à
Cologne, à
Sydney et à
Madrid.
Ce furent des moments impressionnants de silence et de spiritualité,
parmi les plus beaux et les plus intenses de tout le pontificat.
C’était la seule innovation – d’une importance non négligeable ! –
apportée par Benoît XVI aux JMJ.
Parlant de son pontificat, Benoît XVI a ajouté que de la primauté de
Dieu « il découle comme une conséquence logique que nous devons
avoir à cœur l’unité des croyants […]. C’est pourquoi l’effort pour
le témoignage commun de la foi des chrétiens est inclus dans la
priorité suprême. À cela s’ajoute la nécessité pour tous ceux qui
croient en Dieu de rechercher ensemble la paix, d’essayer de se
rapprocher les uns des autres pour aller ensemble vers la source de
la Lumière, et c’est cela le dialogue interreligieux[14] ».
L’engagement œcuménique sans faille de Benoît XVI s’est exprimé à de
nombreuses occasions ; ses rencontres lors de ses voyages restent
mémorables : à
Istambul avec le patriarche de Constantinople
Bartholomée (2006), à Londres avec le primat anglican
Rowan Williams (2010), à
Erfurt avec les luthériens dans le célèbre monastère de
Martin Luther (2011).
Là, Benoît XVI évoqua avec une force impressionnante la grande question
de Luther : « Comment puis-je avoir un Dieu miséricordieux ? »,
pour provoquer le dialogue œcuménique à chercher l’union en allant –
en revenant ! – jusqu’à la racine de la foi et à ne pas rester à la
surface. Un moment délicat fut la publication de la
Constitution Apostolique Anglicanorum coetibus (4 novembre 2009), avec laquelle
le Pape établit la pratique à suivre pour accueillir dans l’Église
catholique les croyants anglicans demandant à y adhérer, non pas en
tant qu’individus mais comme groupes[15]. Le service pour l’unité de
l’Église comprend aussi les efforts généreux de Benoît XVI pour
rétablir la pleine unité avec la « Fraternité Saint-Pie X » de Mgr
Lefebvre, ce qui lui coûta des critiques et difficultés, mais ne fut
malheureusement pas couronné de succès.
Dans le domaine du dialogue avec les autres religions, les moments
difficiles n’ont pas manqué durant son pontificat : avec les juifs,
notamment à l’occasion du « cas Williamson » et du
décret sur les
« vertus héroïques » pour la cause de béatification de Pie XII ;
avec l’islam, notamment à l’occasion du discours de Ratisbonne, puis
aussi pour le baptême du célèbre journaliste égyptien
Magdi Allam dans la nuit de Pâques 2008. Toutefois, l’engagement
évident de Ratzinger, tout au long de sa vie, en faveur du dialogue
avec le judaïsme et son attitude de respect et d’appréciation de
l’islam, conformément à la ligne du Concile Vatican II, ont permis
de surmonter les malentendus et les difficultés. À la fin de son
pontificat, Benoît XVI, dans le sillage des premières visites
effectuées par Jean-Paul II, avait visité, en plus du
Mur des lamentations, trois synagogues (Cologne, Park Avenue à
New York, Rome) et trois mosquées (Mosquée
bleue à Istanbul, Amman, le Dôme du
Rocher à
Jérusalem).
Dialogue avec la culture : la « raison ouverte »
La proclamation du Dieu de Jésus-Christ en notre temps implique un
dialogue avec la culture d’aujourd’hui. Ratzinger l’a toujours
exercé sans crainte, bien préparé par l’insertion des facultés de
théologie dans la vie des universités allemandes et grâce aux débats
qui suivaient ses conférences. Son dialogue avec Jürgen Habermas à
l’Académie catholique de Munich (2004) reste célèbre. La tradition
catholique a toujours soutenu la valeur de la raison humaine, en
cohérence avec une vision de Dieu qui est Amour, mais en même temps
Logos.
Le théologien et pape estime que, sur cette base, on peut chercher
des points de rencontre et un terrain d’entente même avec des
personnes qui ne partagent pas la foi chrétienne. Il insiste sur le
thème de la recherche de la vérité également avec les forces de la
raison humaine, et pour cette raison, il polémiqua à plusieurs
reprises contre le relativisme et sa « dictature » actuelle.
Les discours les plus célèbres du pontificat de Benoît XVI peuvent
être lus dans cette perspective. À l’Université
de Ratisbonne
(2006), il montra comment « la croyance selon laquelle agir contre
la raison est en contradiction avec la nature de Dieu » et
voyait la raison comme le remède nécessaire contre les
justifications religieuses de la violence ; au
Collège des Bernardinsà Paris
(2008), il a rappelé comment le développement de la culture
européenne, y compris l’affirmation de la dignité de la personne
humaine, est lié à l’origine à la recherche de Dieu par les moines
médiévaux ; à Westminster Hall à
Londres (2010), il insista sur le
fait que la foi religieuse ne doit pas être exclue de l’espace
public et reléguée à l’espace privé, car sa contribution à l’éthique
et au pluralisme ne doit pas être considérée comme la cause des
difficultés mais bien comme une partie nécessaire de la construction
d’une société libre et démocratique ; au
Reichstag, le Parlement de
Berlin (2011), il mit en garde contre les risques d’une vision
limitée et positiviste du droit qui en sape les fondements mêmes,
alors qu’une « raison ouverte » au transcendant contribue à
construire la cité des hommes, à développer cette conception
convaincante de l’État dont nous avons besoin pour surmonter les
défis opposés des conceptions radicalement athées ou radicalement
religieuses et fondamentalistes.
L’idée d’une raison « ouverte » ou « élargie », capable de recherche
parce qu’elle est appelée à connaître et à aimer la vérité, est une
constante de la pensée et des discours de Benoît XVI. C’est la
raison qui ne se laisse pas enfermer dans les limites imposées par
une vision purement empirique des sciences et par un langage
exclusivement mathématique, mais qui est capable d’une réflexion
plus large sur l’humain, sur la philosophie et la morale, sur le
sens de la vie et de la mort, sur la transcendance et enfin sur
Dieu ; et ainsi, elle ne se referme donc pas sur elle-même, risquant
de ne voir que ce qui est fonctionnel.
La raison « fermée » « ressemble à des bâtiments en béton sans
fenêtres, dans lesquels nous fournissons notre propre climat et
notre propre lumière[16] » : à la fin, l’humain sera étouffé et la
relation avec la nature sera guidée exclusivement par la dynamique
de pouvoir de la technologie, qui deviendra destructrice. C’est dans
cette perspective qu’il faut lire l’une des initiatives originales
et fructueuses du pontificat, le « Parvis
des Gentils », espace de
dialogue ouvert à tous, y compris aux non-croyants : une idée que le
Conseil pontifical de la culture a reprise avec créativité, en la
combinant dans de nombreuses directions.
Les propositions de dialogue de Benoît XVI n’ont pas été acceptés
par tous : emblématique fut le refus qui le conduisit à renoncer à
la visite à l’Université « La
Sapienza » de Rome, prévue pour le 17
janvier 2008. Ce cas est un exemple de la gravité du problème de
l’alternative entre raison « ouverte » et raison « fermée », mais la
valeur de la proposition reste inaltérée.
Difficultés et crises
Durant son pontificat, Benoît XVI rencontra plusieurs moments de
difficulté et de souffrance, qui étaient souvent soulignés avec une
attitude peu bienveillante par le monde des médias. Il n’est que
juste de les rappeler. La première dans l’ordre chronologique a été
représentée par une vague de fortes réactions négatives dans le
monde islamique à certaines phrases de son discours à l’Université
de
Ratisbonne (2006) : une crise surmontée grâce à une série
d’interventions de clarification et, enfin, lors de la visite de la
Mosquée bleue d’Istanbul. Un autre moment très délicat se produisit
en raison des réactions à la révocation déjà mentionnée de
l’excommunication des quatre évêques disciples de Mgr Lefebvre, dont
Williamson : ce fut une véritable mésaventure, car le Pape ne savait
pas qu’il s’agissait d’un négationniste de l’Holocauste. Ratzinger
répondit à cette crise en mars 2009 par la fameuse « Lettre aux
évêques ». Un autre épisode qui fit couler beaucoup d’encre est une
phrase que le Pape prononça lors d’une conversation avec des
journalistes dans un avion à propos de l’utilisation des
préservatifs et de la propagation du SIDA en
Afrique (2009) : la
phrase était mal formulée, mais on aurait facilement pu
l’interpréter correctement dans le contexte du discours, ce qui n’a
évidemment pas été le cas ; au contraire, ce fut une occasion saisie
par beaucoup pour attaquer le Pape sur la base de leur vision
préjudiciable d’une Église obscurantiste, et donc co-responsable des
maux de l’humanité.
Toutefois, la véritable croix du pontificat a été l’affaire des abus
sexuels commis sur des mineurs par des membres du clergé. Une
question qui avait déjà « explosé » dans la dernière partie du
pontificat de Jean-Paul II et que le Préfet de la Congrégation de la
Doctrine de la foi avait dû traiter en profondeur, mais qui continua
à émerger avec une évidence dramatique tout au long de son
pontificat. Il ne s’agit pas ici d’en retracer les étapes, mais nous
pensons que le pape Ratzinger mérite un véritable hommage historique
pour la manière dont il a traité cette question. Il a non seulement
donné un témoignage personnel d’humilité, de transparence et de
rigueur, mais il a également proposé une série d’orientations
fondamentales et de normes juridiques pour la conduite et la
pastorale de l’Église, allant de la reconnaissance de la
responsabilité à la rencontre personnelle avec les victimes, à la
demande de pardon, à l’engagement d’intervenir pour établir la
vérité et sanctionner les coupables, à l’action préventive et à la
formation, au développement d’une véritable culture de protection
des mineurs dans l’Église et la société. Le témoignage de son
engagement personnel s’est notamment traduit par des rencontres
émouvantes avec des victimes d’abus lors de tous les voyages où les
évêques des pays visités l’avaient sollicité (États-Unis, Australie,
Malte, Angleterre, Allemagne). L’expression la plus complète et la
plus organique de sa ligne de réponse au problème dramatique a été
la Lettre pastorale aux catholiques d’Irlande, du 19 mars 2010, dont
la valeur ne se limite évidemment pas au pays auquel elle est
adressée[17].
Une autre affaire complexe et douloureuse de la dernière phase du
pontificat est celle qui est passée à la une des journaux sous le
nom de Vatileaks, avec la fuite et la publication de documents
confidentiels, de source vaticane, qui ont alimenté un malaise
croissant.
Finalement, en juin 2012 parut un livre entier[18] composé de
documents et de correspondances confidentiels, dont plusieurs
provenaient du cercle intime du Pape. À ce stade, il devint facile
d’identifier le responsable de la fuite de la plupart des
documents : il s’agissait malheureusement du « majordome » du Pape,
très proche de lui dans la vie quotidienne. Il y avait beaucoup
d’émotion. Le coupable fut arrêté et jugé par le Tribunal du Vatican
dans un procès qui attirera l’attention de la presse mondiale.
Condamné à 18 mois de prison, il fut finalement gracié par le Pape,
qui lui rendit visite quelques jours avant Noël[19]. Benoît XVI
considérait qu’il était juste que, face à un fait aussi grave, la
justice suive son cours, mais il exerça ensuite la miséricorde qui
habitait son cœur malgré sa souffrance.
Le renoncement et la vie retirée au couvent « Mater Ecclesiae »
Cette question aussi était essentiellement conclue à la fin de 2012.
Lorsque le 11 février 2013, au cours d’un Consistoire convoqué pour
fixer la date de la canonisation des martyrs d’Otrante, Benoît XVI,
à l’improviste, prit à nouveau la parole pour lire en latin la
déclaration de sa volonté de
renoncer au pontificat, la surprise fut
grande dans le monde entier, car très peu de personnes y étaient
préparées : « Après avoir examiné ma conscience devant Dieu, à
diverses reprises, je suis parvenu à la certitude que mes forces, en
raison de l’avancement de mon âge, ne sont plus aptes à exercer
adéquatement le ministère pétrinien ».
Le Pape dit brièvement, mais en toute clarté, qu’il a ressenti une
diminution « de la vigueur du corps et de l’âme », qui le rend
incapable « de bien exercer le ministère qui lui avait été confié »,
compte tenu des exigences du gouvernement de l’Église « dans le
monde d’aujourd’hui, sujet à de rapides changements et agité par des
questions de grande importance pour la vie de l’Église ». La
renonciation se fit « en toute liberté », et le Sede Vacante
commença le 28 février, à 20 h 00.
Des flots d’encre se sont déversés sur cette renonciation et ses
motivations, mais l’acte était finalement simple, et les raisons
invoquées par Benoît XVI étaient évidentes et tout à fait
plausibles : ce fut un grand acte de responsabilité devant Dieu et
l’Église. Un acte d’humilité face aux hautes exigences du service de
Pierre et de courage pour ouvrir un chemin déjà prévu par la loi de
l’Église, mais que personne n’avait emprunté depuis des siècles.
L’élection du Pape est ad vitam, mais le pontificat ne doit pas
nécessairement prendre fin avec la mort du Pape.
La « nouveauté » de la renonciation a été considérée par beaucoup
comme un acte « historique » qui révéla avec une clarté particulière
la clairvoyance et la grandeur spirituelle de Benoît XVI, et
contribue ainsi à relire l’ensemble du pontificat avec plus
d’attention et de profondeur.
Avant les célébrations de Pâques, l’Église allait avoir un nouveau
Pape. Le temps qui a suivi la renonciation est connu de tous : un
temps de prière pour l’Église, de contacts personnels confidentiels,
de très rares interventions écrites, et surtout de préparation à la
rencontre avec le Seigneur. La bienveillance et l’écoute du pape
François, et la discrétion comme la prière du « Pape émérite » ont
permis à l’Église d’apprécier une situation jusqu’alors inédite et
de profiter sincèrement d’un exemple éclatant de fraternité
chrétienne. Les belles images des étreintes et des prières communes
des deux hommes vêtus de blanc étaient une source de consolation
bien plus grande que les tentatives – infondées et instrumentales –
d’opposer Benoît à François.
Les horizons de la pensée et du service ecclésial de Ratzinger se
sont élargis, pendant huit décennies, de sa Bavière natale jusqu’aux
extrémités de la terre, puis son regard s’est fixé sur le visage
fascinant et mystérieux de Jésus, jusqu’au moment de la Rencontre.
L’héritage qu’il nous laisse est celui caractéristique d’un
théologien appelé au siège de Pierre, qui a confirmé ses frères dans
la foi par l’enseignement, le service sacramentel et le témoignage
de vie.
[1] J. Ratzinger, La mia vita, Cinisello Balsamo (Mi), San Paolo,
2005, 6.
[2] Maria ne se marie pas et consacre la majeure partie de sa vie à
assister son jeune frère, vivant et se déplaçant avec lui dans les
différentes étapes jusqu’à Rome, où elle meurt en 1991, accompagnée
de l’affection et de la gratitude de Joseph. Georg, également
prêtre, se consacre à la musique sacrée et devient maître de
chapelle des cantores pueri de la cathédrale de Ratisbonne, les
célèbres Regensburger Domspatzen (les « moineaux de la
cathédrale »). Il mourra à Ratisbonne le 1er juillet 2020.
[3] Benedetto XVI, Ultime conversazioni, a cura di P. Seewald,
Milan, Garzanti, 2016, 92.
[4] Libid., 96 s.
[5] Toutes ces contributions sont publiées dans le volume VII/1 des
Opera omnia.
[6] Benedetto XVI, Ultime conversazioni, cit., 149.
[7] J. Ratzinger, Introduzione al Cristianesimo, Bresci, 2003/12, 46
s.
[8] Ibid., 217.
[9] Lettera ai vescovi della Chiesa cattolica riguardo alla
remissione della scomunica dei 4 vescovi consacrati dall’arcivescovo
Lefebvre, 10 marzo 2009.
[10] Ibid., 180, 222.
[11] Avant-propos de J. Ratzinger – Benoît dela Bavière à Rome,
Milan, Rizzoli, 2007, 20.
[12] Le premier volume, consacré à la vie publique de Jésus, est
sorti en 2007 ; le deuxième, sur la passion et la résurrection de
Jésus, en 2011 ; le troisième, sur l’enfance de Jésus, qui complète
la trilogie, en 2012. Le dernier volume est introduit par un
avant-propos, signé le 15 août 2012, c’est-à-dire au moment même où
le pape a mûri dans sa décision de renoncer.
[13] Benoît XVI, Ultime conversazioni, 194.
[14] Lettera ai vescovi della Chiesa cattolica riguardo alla
remissione della scomunica…, cit.
[15] Cela reste limité à quelques communautés particulières (en
Angleterre, aux États-Unis et en Australie) et se fait heureusement
sans perturber les relations avec la Confession anglicane dans son
ensemble, apportant même à la communauté catholique la richesse des
éléments liturgiques et spirituels de la tradition anglicane, qui
sont préservés comme tels.
[16] Benoît XVI, Discorso al Parlamento tedesco, 22 settembre 2011.
[17] Même la rapidité avec laquelle Benoît, nouvellement élu pape,
est intervenu dans le cas choquant du fondateur des Légionnaires du
Christ, Marcial Maciel, et a ensuite pris des mesures pour remédier
à la situation de cette congrégation religieuse, parle en sa faveur
sur cette question cruciale pour la purification de l’Église.
[18] G. Nuzzi, Sua Santità. Le carte segrete di Benoît XVI, Milan,
Chiarelettere, 2012.
[19] Le Tribunal n’a pas identifié d’autres auteurs. Toujours dans
le but de faire la lumière sur le contexte plus large des tensions
qui étaient apparues au Vatican, le pape avait nommé une commission
de trois cardinaux, qui a procédé à un nombre considérable
d’interrogatoires et a finalement remis un rapport détaillé au pape,
qu’il a à son tour remis à son successeur, mais qui est resté
confidentiel et sans conséquences visibles de l’extérieur.
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Sources : laciviltacattolica-
E.S.M.
Ce document est destiné à l'information; il ne
constitue pas un document officiel
Eucharistie sacrement de la miséricorde -
(E.S.M.) 11.01.2023