Caritas in Veritate, l'encyclique
sociale du pape Benoît XVI, IIIème partie
º
Caritas in Veritate, Introduction et Ier chapitre
: Le message de Populorum Progressio
º
Caritas in Veritate, IIIème chapitre : Fraternité, développement
économique et société civile
CHAPITRE III
FRATERNITÉ, DÉVELOPPEMENT
ÉCONOMIQUE ET SOCIÉTÉ CIVILE
34. L’amour dans la vérité place l’homme devant l’étonnante expérience du
don. La gratuité est présente dans sa vie sous de multiples formes qui
souvent ne sont pas reconnues en raison d’une vision de l’existence purement
productiviste et utilitariste. L’être humain est fait pour le don; c’est le
don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance. L’homme moderne
est parfois convaincu, à tort, d’être le seul auteur de lui-même, de sa vie
et de la société. C’est là une présomption, qui dérive de la fermeture
égoïste sur lui-même, qui provient – pour parler en termes de foi – du péché
des origines. La sagesse de l’Église a toujours proposé de tenir compte du
péché originel même dans l’interprétation des faits sociaux et dans la
construction de la société: « Ignorer que l’homme a une nature blessée,
inclinée au mal, donne lieu à de graves erreurs dans le domaine de
l’éducation, de la politique, de l’action sociale et des mœurs » [85]. À la
liste des domaines où se manifestent les effets pernicieux du péché, s’est
ajouté depuis longtemps déjà celui de l’économie. Nous en avons une nouvelle
preuve, évidente, en ces temps-ci. La conviction d’être autosuffisant et
d’être capable d’éliminer le mal présent dans l’histoire uniquement par sa
seule action a poussé l’homme à faire coïncider le bonheur et le salut avec
des formes immanentes de bien-être matériel et d’action sociale. De plus, la
conviction de l’exigence d’autonomie de l’économie, qui ne doit pas tolérer
« d’influences » de caractère moral, a conduit l’homme à abuser de
l’instrument économique y compris de façon destructrice. À la longue, ces
convictions ont conduit à des systèmes économiques, sociaux et politiques
qui ont foulé aux pieds la liberté de la personne et des corps sociaux et
qui, précisément pour cette raison, n’ont pas été en mesure d’assurer la
justice qu’ils promettaient. Comme je l’ai affirmé dans mon encyclique
Spe Salvi, de cette manière on retranche de l’histoire l’espérance
chrétienne [86], qui est au contraire une puissante ressource sociale au
service du développement humain intégral, recherché dans la liberté et dans
la justice. L’espérance encourage la raison et lui donne la force d’orienter
la volonté [87]. Elle est déjà présente dans la foi qui la suscite. La
charité dans la vérité s’en nourrit et, en même temps, la manifeste. Étant
un don de Dieu absolument gratuit, elle fait irruption dans notre vie comme
quelque chose qui n’est pas dû, qui transcende toute loi de justice. Le don
par sa nature surpasse le mérite, sa règle est la surabondance. Il nous
précède dans notre âme elle-même comme le signe de la présence de Dieu en
nous et de son attente à notre égard. La vérité qui, à l’égal de la charité,
est un don, est plus grande que nous, comme l’enseigne saint Augustin [88].
De même, notre vérité propre, celle de notre conscience personnelle, nous
est avant tout « donnée ». Dans tout processus cognitif, en effet, la vérité
n’est pas produite par nous, mais elle est toujours découverte ou, mieux,
reçue. Comme l’amour, elle « ne naît pas de la pensée ou de la volonté mais,
pour ainsi dire, s’impose à l’être humain » [89].
Parce qu’elle est un don que tous reçoivent, la charité dans la vérité est
une force qui constitue la communauté, unifie les hommes de telle manière
qu’il n’y ait plus de barrières ni de limites. Nous pouvons par nous-mêmes
constituer la communauté des hommes, mais celle-ci ne pourra jamais être,
par ses seules forces, une communauté pleinement fraternelle ni excéder ses
propres limites, c’est-à-dire devenir une communauté vraiment universelle:
l’unité du genre humain, communion fraternelle dépassant toutes divisions,
naît de l’appel formulé par la parole du Dieu-Amour. En affrontant cette
question décisive, nous devons préciser, d’une part, que la logique du don
n’exclue pas la justice et qu’elle ne se juxtapose pas à elle dans un second
temps et de l’extérieur et d’autre part, que si le développement économique,
social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en
considération le principe de gratuité comme expression de fraternité.
35. Lorsqu’il est fondé sur une confiance réciproque et générale, le marché
est l’institution économique qui permet aux personnes de se rencontrer, en
tant qu’agents économiques, utilisant le contrat pour régler leurs relations
et échangeant des biens et des services fongibles entre eux pour satisfaire
leurs besoins et leurs désirs. Le marché est soumis aux principes de la
justice dite commutative, qui règle justement les rapports du donner et du
recevoir entre sujets égaux. Mais la doctrine sociale de l’Église n’a jamais
cessé de mettre en évidence l’importance de la justice distributive et de la
justice sociale pour l’économie de marché elle-même, non seulement parce
qu’elle est insérée dans les maillons d’un contexte social et politique plus
vaste, mais aussi à cause de la trame des relations dans lesquelles elle se
réalise. En effet, abandonné au seul principe de l’équivalence de valeur des
biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont
il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans formes internes de
solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir
sa fonction économique. Aujourd’hui, c’est cette confiance qui fait défaut,
et la perte de confiance est une perte grave.
Dans
Populorum Progressio, Paul VI soulignait de façon opportune le fait que
le système économique lui-même aurait tiré avantage des pratiques
généralisées de justice, car les premiers à tirer bénéfice du développement
des pays pauvres auraient été les pays riches [90]. Il ne s’agit pas
seulement de corriger des dysfonctionnements par l’assistance. Les pauvres
ne sont pas à considérer comme un « fardeau » [91], mais au contraire comme
une ressource, même du point de vue strictement économique. Il faut
considérer comme erronée la conception de certains qui pensent que
l’économie de marché a structurellement besoin d’un quota de pauvreté et de
sous-développement pour pouvoir fonctionner au mieux. L’intérêt du marché
est de promouvoir l’émancipation, mais pour le faire vraiment il ne peut pas
compter seulement sur lui-même, car il n’est pas en mesure de produire de
lui-même ce qui est au-delà de ses possibilités. Il doit puiser des énergies
morales auprès d’autres sujets, qui sont capables de les faire naître.
36. L’activité économique ne peut résoudre tous les problèmes sociaux par la
simple extension de la logique marchande. Celle-là doit viser la recherche
du bien commun, que la communauté politique d’abord doit aussi prendre en
charge. C’est pourquoi il faut avoir présent à l’esprit que séparer l’agir
économique, à qui il reviendrait seulement de produire de la richesse, de
l’agir politique, à qui il reviendrait de rechercher la justice au moyen de
la redistribution, est une cause de graves déséquilibres.
L’Église a toujours estimé que l’agir économique ne doit pas être considéré
comme antisocial. Le marché n’est pas de soi, et ne doit donc pas devenir,
le lieu de la domination du fort sur le faible. La société ne doit pas se
protéger du marché, comme si le développement de ce dernier comportait ipso
facto l’extinction des relations authentiquement humaines. Il est
certainement vrai que le marché peut être orienté de façon négative, non
parce que c’est là sa nature, mais parce qu’une certaine idéologie peut
l’orienter en ce sens. Il ne faut pas oublier que le marché n’existe pas à
l’état pur. Il tire sa forme des configurations culturelles qui le
caractérisent et l’orientent. En effet, l’économie et la finance, en tant
qu’instruments, peuvent être mal utilisées quand celui qui les gère n’a
comme point de référence que des intérêts égoïstes. Ainsi peut-on arriver à
transformer des instruments bons en eux mêmes en instruments nuisibles. Mais
c’est la raison obscurcie de l’homme qui produit ces conséquences, non
l’instrument lui-même. C’est pourquoi, ce n’est pas l’instrument qui doit
être mis en cause mais l’homme, sa conscience morale et sa responsabilité
personnelle et sociale.
La doctrine sociale de l’Église estime que des relations authentiquement
humaines, d’amitié et de socialité, de solidarité et de réciprocité, peuvent
également être vécues même au sein de l’activité économique et pas seulement
en dehors d’elle ou « après » elle. La sphère économique n’est, par nature,
ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à
l’activité de l’homme et, justement parce qu’humaine, elle doit être
structurée et organisée institutionnellement de façon éthique.
Le grand défi qui se présente à nous, qui ressort des problématiques du
développement en cette période de mondialisation et qui est rendu encore
plus pressant par la crise économique et financière, est celui de montrer,
au niveau de la pensée comme des comportements, que non seulement les
principes traditionnels de l’éthique sociale, tels que la transparence,
l’honnêteté et la responsabilité ne peuvent être négligées ou sous-évaluées,
mais aussi que dans les relations marchandes le principe de gratuité et la
logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent
trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. C’est une
exigence de l’homme de ce temps, mais aussi une exigence de la raison
économique elle-même. C’est une exigence conjointe de la charité et de la
vérité.
37. La doctrine sociale de l’Église a toujours soutenu que la justice se
rapporte à toutes les phases de l’activité économique, parce qu’elle
concerne toujours l’homme et ses exigences. La découverte des ressources,
les financements, la production, la consommation et toutes les autres phases
du cycle économique ont inéluctablement des implications morales. Ainsi
toute décision économique a-t-elle une conséquence de caractère moral. Les
sciences sociales et les tendances de l’économie contemporaine le confirment
également. Peut-être fut-il un temps pensable de confier en premier lieu à
l’économie la tâche de produire des richesses, remettant ensuite à la
politique la tâche de les distribuer. Tout ceci se révèle aujourd’hui plus
difficile, puisque les activités économiques ne sont pas confinées à
l’intérieur des limites territoriales, alors que l’autorité des
gouvernements continue à être essentiellement locale. C’est pourquoi les
règles de la justice doivent être respectées dès la mise en route du
processus économique, et non avant, après ou parallèlement. Il est
nécessaire aussi que, sur le marché, soient ouverts des espaces aux
activités économiques réalisées par des sujets qui choisissent librement de
conformer leur propre agir à des principes différents de ceux du seul
profit, sans pour cela renoncer à produire de la valeur économique. Les
nombreux types d’économie qui tirent leur origine d’initiatives religieuses
et laïques, démontrent que cela est concrètement possible.
À l’époque de la mondialisation, l’économie pâtit de modèles de compétition
liés à des cultures très différentes les unes des autres. Les comportements
économiques et industriels qui en découlent, trouvent généralement un point
de rencontre dans le respect de la justice commutative. La vie économique a
sans aucun doute besoin du contrat pour réglementer les relations d’échange
entre valeurs équivalentes. Mais elle a tout autant besoin de lois justes et
de formes de redistribution guidées par la politique, ainsi que d’œuvres qui
soient marquées par l’esprit du don. L’économie mondialisée semble
privilégier la première logique, celle de l’échange contractuel mais,
directement ou indirectement, elle montre qu’elle a aussi besoin des deux
autres, de la logique politique et de la logique du don sans contrepartie.
38. Mon prédécesseur Jean-Paul II avait signalé cette problématique quand,
dans
Centesimus Annus, il avait relevé la nécessité d’un système impliquant
trois sujets: le marché, l’État et la société civile [92]. Il avait
identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une
économie de la gratuité et de la fraternité, mais il ne voulait pas
l’exclure des deux autres domaines. Aujourd’hui, nous pouvons dire que la
vie économique doit être comprise comme une réalité à plusieurs dimensions:
en chacune d’elles, à divers degrés et selon des modalités spécifiques,
l’aspect de la réciprocité fraternelle doit être présent. À l’époque de la
mondialisation, l’activité économique ne peut faire abstraction de la
gratuité, qui répand et alimente la solidarité et la responsabilité pour la
justice et pour le bien commun auprès de ses différents sujets et acteurs.
Il s’agit, en réalité, d’une forme concrète et profonde de démocratie
économique. La solidarité signifie avant tout se sentir tous responsables de
tous [93], elle ne peut donc être déléguée seulement à l’État. Si hier on
pouvait penser qu’il fallait d’abord rechercher la justice et que la
gratuité devait intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut
dire que sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. Il
faut, par conséquent, un marché sur lequel des entreprises qui poursuivent
des buts institutionnels différents puissent agir librement, dans des
conditions équitables. À côté de l’entreprise privée tournée vers le profit,
et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que les
organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux
puissent s’implanter et se développer. C’est de leur confrontation
réciproque sur le marché que l’on peut espérer une sorte d’hybridation des
comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation
de l’économie. La charité dans la vérité, dans ce cas, signifie qu’il faut
donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le
profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents
et du profit comme but en soi.
39. Dans Populorum progressio, Paul VI demandait que soit définir un modèle
d’économie de marché capable d’intégrer, au moins tendanciellement, tous les
peuples et non seulement ceux qui étaient en mesure d’y prendre part. Il
demandait que le marché international soit le reflet d’un monde où « tous
auront à donner et à recevoir, sans que le progrès des uns soit un obstacle
au développement des autres » [94]. De cette manière, il étendait au niveau
universel les requêtes et les aspirations déjà contenues dans Rerum novarum,
où pour la première fois, à la suite de la révolution industrielle, était
affirmée l’idée – assurément avancée pour l’époque – que pour subsister
l’ordre civil avait besoin aussi de l’intervention redistributive de l’État.
Aujourd’hui cette vision est non seulement remise en question par les
processus d’ouverture des marchés et des sociétés, mais elle apparaît aussi
incomplète pour satisfaire les exigences d’une économie pleinement humaine.
Ce que la doctrine sociale de l’Église a toujours soutenu, en partant de sa
vision de l’homme et de la société, est aujourd’hui requis aussi par les
dynamiques caractéristiques de la mondialisation.
Quand la logique du marché et celle de l’État s’accordent entre elles pour
perpétuer le monopole de leurs domaines respectifs d’influence, la
solidarité dans les relations entre les citoyens s’amoindrit à la longue, de
même que la participation et l’adhésion, l’agir gratuit, qui sont d’une
nature différente du donner pour avoir, spécifique à la logique de
l’échange, et du donner par devoir, qui est propre à l’action publique,
réglée par les lois de l’État. Vaincre le sous-développement demande d’agir
non seulement en vue de l’amélioration des transactions fondées sur
l’échange et des prestations sociales, mais surtout sur l’ouverture
progressive, dans un contexte mondial, à des formes d’activité économique
caractérisées par une part de gratuité et de communion. Le binôme exclusif
marché-État corrode la socialité, alors que les formes économiques
solidaires, qui trouvent leur terrain le meilleur dans la société civile
sans se limiter à elle, créent de la socialité. Le marché de la gratuité
n’existe pas et on ne peut imposer par la loi des comportements gratuits.
Pourtant, aussi bien le marché que la politique ont besoin de personnes
ouvertes au don réciproque.
40. Les dynamiques économiques internationales actuelles, caractérisées par
de graves déviances et des dysfonctionnements, appellent également de
profonds changements dans la façon de concevoir l’entreprise. D’anciennes
formes de la vie des entreprises disparaissent, tandis que d’autres,
prometteuses, se dessinent à l’horizon. Un des risques les plus grands est
sans aucun doute que l’entreprise soit presque exclusivement soumise à celui
qui investit en elle et que sa valeur sociale finisse ainsi par être
amoindrie. En raison de la croissance de leurs dimensions et au besoin de
capitaux toujours plus importants, les entreprises ont de moins en moins à
leur tête un entrepreneur stable qui soit responsable à long terme de la vie
et des résultats de l’entreprise et pas seulement à court terme, et elles
sont aussi toujours moins lié à un territoire unique. En outre, la fameuse
délocalisation de l’activité productive peut atténuer chez l’entrepreneur le
sens de ses responsabilités vis-à-vis des porteurs d’intérêts, tels que les
travailleurs, les fournisseurs, les consommateurs, l’environnement naturel
et, plus largement, la société environnante, au profit des actionnaires, qui
ne sont pas liés à un lieu spécifique et qui jouissent donc d’une
extraordinaire mobilité. En effet, le marché international des capitaux
offre aujourd’hui une grande liberté d’action. Il est vrai cependant que
l’on prend toujours davantage conscience de la nécessité d’une plus ample «
responsabilité sociale » de l’entreprise. Même si les positions éthiques qui
guident aujourd’hui le débat sur la responsabilité sociale de l’entreprise
ne sont pas toutes acceptables selon la perspective de la doctrine sociale
de l’Église, c’est un fait que se répand toujours plus la conviction selon
laquelle la gestion de l’entreprise ne peut pas tenir compte des intérêts de
ses seuls propriétaires, mais aussi de ceux de toutes les autres catégories
de sujets qui contribuent à la vie de l’entreprise: les travailleurs, les
clients, les fournisseurs des divers éléments de la production, les
communautés humaines qui en dépendent. Ces dernières années, on a vu la
croissance d’une classe cosmopolite de managers qui, souvent, ne répondent
qu’aux indications des actionnaires de référence, constitués en général par
des fonds anonymes qui fixent de fait leurs rémunérations. Cela n’empêche
pas qu’aujourd’hui il y ait de nombreux managers qui, grâce à des analyses
clairvoyantes, se rendent compte toujours davantage des liens profonds de
leur entreprise avec le territoire ou avec les territoires où elle opère.
Paul VI invitait à évaluer sérieusement le préjudice que le transfert de
capitaux à l’étranger exclusivement en vue d’un profit personnel, peut
causer à la nation elle-même [95]. Jean-Paul II observait qu’investir, outre
sa signification économique, revêt toujours une signification morale [96].
Tout ceci – il faut le redire – est valable aujourd’hui encore, bien que le
marché des capitaux ait été fortement libéralisé et que les mentalités
technologiques modernes puissent conduire à penser qu’investir soit
seulement un fait technique et non pas aussi humain et éthique. Il n’y a pas
de raison de nier qu’un certain capital, s’il est investi à l’étranger
plutôt que dans sa patrie, puisse faire du bien. Cependant les requêtes de
la justice doivent être sauvegardées, en tenant compte aussi de la façon
dont ce capital a été constitué et des préjudices causés aux personnes par
leur non emploi dans les lieux où ce capital a été produit [97]. Il faut
éviter que le motif de l’emploi des ressources financières soit spéculatif
et cède à la tentation de rechercher seulement un profit à court terme, sans
rechercher aussi la continuité de l’entreprise à long terme, son service
précis à l’économie réelle et son attention à la promotion, de façon juste
et convenable, d’initiatives économiques y compris dans les pays qui ont
besoin de développement. Il ne faut pas nier que lorsque la délocalisation
comporte des investissements et offre de la formation, elle peut être
bénéfique aux populations des pays d’accueil. Le travail et la connaissance
technique sont un besoin universel. Cependant il n’est pas licite de
délocaliser seulement pour jouir de faveurs particulières ou, pire, pour
exploiter la société locale sans lui apporter une véritable contribution à
la mise en place d’un système productif et social solide, facteur
incontournable d’un développement stable.
41. Dans le contexte de ce document, il est utile d’observer que
l’entreprenariat a et doit toujours plus avoir une signification
plurivalente. La prééminence persistante du binôme marché-État nous a
habitués à penser exclusivement à l’entrepreneur privé de type capitaliste,
d’une part, et au haut-fonctionnaire de l’autre. En réalité,
l’entreprenariat doit être compris de façon diversifiée. Ceci découle d’une
série de raisons méta-économiques. Avant d’avoir une signification
professionnelle, l’entreprenariat a une signification humaine [98]. Il est
inscrit dans tout travail, vu comme « actus personæ » [99] c’est pourquoi il
est bon qu’à tout travailleur soit offerte la possibilité d’apporter sa
contribution propre de sorte que lui-même « sache travailler ‘à son compte’
» [100]. Ce n’est pas sans raison que Paul VI enseignait que « tout
travailleur est un créateur » [101]. C’est justement pour répondre aux
exigences et à la dignité de celui qui travaille, ainsi qu’aux besoins de la
société, que divers types d’entreprises existent, bien au-delà de la seule
distinction entre « privé » et « public ». Chacune requiert et exprime une
capacité d’entreprise singulière. Dans le but de créer une économie qui,
dans un proche avenir, sache se mettre au service du bien commun national et
mondial, il est opportun de tenir compte de cette signification élargie de
l’entreprenariat. Cette conception plus large favorise l’échange et la
formation réciproque entre les diverses typologies d’entreprenariat, avec un
transfert de compétences du monde du non profit à celui du profit et
vice-versa, du domaine public à celui de la société civile, de celui des
économies avancées à celui des pays en voie de développement.
L’« autorité politique » a, elle aussi, une signification plurivalente qui
ne peut être négligée, dans la mise en place d’un nouvel ordre
économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine. De même
qu’on entend cultiver un entreprenariat différencié sur le plan mondial,
ainsi doit-on promouvoir une autorité politique répartie et active sur
plusieurs plans. L’économie intégrée de notre époque n’élimine pas le rôle
des États, elle engage plutôt les gouvernements à une plus forte
collaboration réciproque. La sagesse et la prudence nous suggèrent de ne pas
proclamer trop hâtivement la fin de l’État. Lié à la solution de la crise
actuelle, son rôle semble destiné à croître, tandis qu’il récupère nombre de
ses compétences. Il y a aussi des nations pour lesquelles la construction ou
la reconstruction de l’État continue d’être un élément clé de leur
développement. L’aide internationale à l’intérieur d’un projet de solidarité
ciblé en vue de la solution des problèmes économiques actuels, devrait en
premier lieu soutenir la consolidation de systèmes constitutionnels,
juridiques, administratifs dans les pays qui ne jouissent pas encore
pleinement de ces biens. À côté des aides économiques, il doit y avoir
celles qui ont pour but de renforcer les garanties propres de l’État de
droit, un système d’ordre public et de détention efficaces dans le respect
des droits humains, des institutions vraiment démocratiques. Il n’est pas
nécessaire que l’État ait partout les mêmes caractéristiques: le soutien aux
systèmes constitutionnels faibles en vue de leur renforcement peut très bien
s’accompagner du développement d’autres sujets politiques, de nature
culturelle, sociale, territoriale ou religieuse, à côté de l’État.
L’articulation de l’autorité politique au niveau local, national et
international est, entre autres, une des voies maîtresses pour parvenir à
orienter la mondialisation économique. C’est aussi le moyen pour éviter
qu’elle ne mine dans les faits les fondements de la démocratie.
42. On relève parfois des attitudes fatalistes à l’égard de la
mondialisation, comme si les dynamiques en acte étaient produites par des
forces impersonnelles anonymes et par des structures indépendantes de la
volonté humaine [102]. Il est bon de rappeler à ce propos que la
mondialisation doit être certainement comprise comme un processus
socio-économique, mais ce n’est pas là son unique dimension. Derrière le
processus le plus visible se trouve la réalité d’une humanité qui devient de
plus en plus interconnectée. Celle-ci est constituée de personnes et de
peuples auxquels ce processus doit être utile et dont il doit servir le
développement [103] en vertu des responsabilités respectives prises aussi
bien par des individus que par la collectivité. Le dépassement des
frontières n’est pas seulement un fait matériel, mais il est aussi culturel
dans ses causes et dans ses effets. Si on regarde la mondialisation de façon
déterministe, les critères pour l’évaluer et l’orienter se perdent. C’est
une réalité humaine et elle peut avoir en amont diverses orientations
culturelles sur lesquelles il faut exercer un discernement. La vérité de la
mondialisation comme processus et sa nature éthique fondamentale dérivent de
l’unité de la famille humaine et de son développement dans le bien. Il faut
donc travailler sans cesse afin de favoriser une orientation culturelle
personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus
d’intégration planétaire.
Malgré certaines de ses dimensions structurelles qui ne doivent pas être
niées, ni absolutisées, « la mondialisation, a priori, n’est ni bonne ni
mauvaise. Elle sera ce que les personnes en feront » [104]. Nous ne devons
pas en être les victimes, mais les protagonistes, avançant avec bon sens,
guidés par la charité et par la vérité. S’y opposer aveuglément serait une
attitude erronée, préconçue, qui finirait par ignorer un processus porteur
d’aspects positifs, avec le risque de perdre une grande occasion de saisir
les multiples opportunités de développement qu’elle offre. Les processus de
mondialisation, convenablement conçus et gérés, offrent la possibilité d’une
grande redistribution de la richesse au niveau planétaire comme cela ne
s’était jamais présenté auparavant; s’ils sont mal gérés ils peuvent au
contraire faire croître la pauvreté et les inégalités, et contaminer le
monde entier par une crise. Il faut en corriger les dysfonctionnements, dont
certains sont graves, qui introduisent de nouvelles divisions entre les
peuples et au sein des peuples, et faire en sorte que la redistribution de
la richesse n’entraîne pas une redistribution de la pauvreté ou même son
accentuation, comme une mauvaise gestion de la situation actuelle pourrait
nous le faire craindre. Pendant longtemps, on a pensé que les peuples
pauvres devaient demeurer fixés à un stade préétabli de développement et
devaient se contenter de la philanthropie des peuples développés. Dans
Populorum progressio, Paul VI a pris position contre cette mentalité.
Aujourd’hui les ressources matérielles utilisables pour faire sortir ces
peuples de la misère sont théoriquement plus importantes qu’autrefois, mais
ce sont les peuples des pays développés eux-mêmes qui ont fini par en
profiter, eux qui ont pu mieux exploiter le processus de libéralisation des
mouvements de capitaux et du travail. La diffusion du bien-être à l’échelle
mondiale ne doit donc pas être freinée par des projets égoïstes,
protectionnistes ou dictés par des intérêts particuliers. En effet,
l’implication des pays émergents ou en voie de développement permet
aujourd’hui de mieux gérer la crise. La transition inhérente au processus de
mondialisation présente des difficultés et des dangers importants, qui
pourront être surmontés seulement si on sait prendre conscience de cette
dimension anthropologique et éthique, qui pousse profondément la
mondialisation elle-même vers des objectifs d’humanisation solidaire.
Malheureusement cette dimension est souvent dominée et étouffée par des
perspectives éthiques et culturelles de nature individualiste et
utilitariste. La mondialisation est un phénomène multidimensionnel et
polyvalent, qui exige d’être saisi dans la diversité et dans l’unité de tous
ses aspects, y compris sa dimension théologique. Cela permettra de vivre et
d’orienter la mondialisation de l’humanité en termes de relationnalité, de
communion et de partage.
º
Caritas in Veritate, IVème chapitre : Développement des peuples, droits
et devoirs, environnement
º
Caritas in Veritate, Vème chapitre : La collaboration de la famille
humaine
º
Caritas in Veritate, VIème chapitre et conclusion : Le développement des
peuples et la technique
Notes :
[85] Catéchisme de l’Église catholique, n. 407. Cf. Jean-Paul II, Lett. enc.
Centesimus annus (1er mai 1991), n. 25: loc. cit., 822-824. DC 88 (1991),
pp. 530-531.
[86] Cf. n.17: AAS 99 (2007), 1000. DC 105 (208) p. 22.
[87] Cfr. ibid., n. 23: loc. cit., 1004-1005. DC 105 (2008) pp. 24-25.
[88] Saint Augustin expose de façon détaillée cet enseignement dans le
dialogue sur le libre arbitre (De libero arbitrio II 3, 8 ss.). Il indique
l’existence dans l’âme humaine d’un « sens interne ». Ce sens consiste en un
acte qui se réalise en dehors des fonctions normales de la raison, acte
spontané et quasi instinctif, pour lequel la raison, se rendant compte de sa
condition éphémère et faillible, admet au-dessus de soi l’existence de
quelque chose d’éternel, d’absolument vrai et certain. Le nom que saint
Augustin donne à cette vérité intérieure est parfois celui de Dieu
(Confessions X, 24, 35; XII, 25, 35; De libero arbitrio II 3, 8, 27), plus
souvent celui du Christ (De magistro 11, 38; Confessions VII, 18, 24; XI, 2,
4).
[89] Benoît XVI, Lett. enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), n. 3: loc.
cit., 219. DC 103 (2006) p. 167.
[90] Cf. n. 49: loc. cit., 281. DC 64 (1967) col. 691.
[91] Jean-Paul II, Lett. enc. Centesimus annus (1er mai 1991), n. 28: loc.
cit., 827-828. DC 88 (1991) p. 532.
[92] Cf. n. 35: loc. cit., 836-838. DC 88 (1991) pp. 535-536.
[93] Cf. Jean-Paul II, Lett. enc. Sollicitudo rei socialis (30 décembre
1987), n. 38: loc. cit., 565-566. DC 858 (1988) pp. 249-250.
[94] N. 44: loc. cit., 279. DC 64 (1967), col. 690.
[95] Cf. ibid., n. 24: loc. cit., 269. DC 64 (1967) col. 682-683.
[96] Cf. Jean-Paul II, Lett. enc. Centesimus annus (1er mai 1991), n. 36:
loc. cit., 838-840. DC 88 (1991) pp. 248-249.
[97] Cf. Paul VI, Lett. enc. Populorum progressio (26 mars 1967), n. 24:
loc. cit., 269. DC 64 (1967) col. 682-683.
[98] Cf. Jean-Paul II, Lett. enc. Centesimus annus (1er mai 1991), n. 32:
loc. cit., 832-833. DC 88 (1991) pp. 246-247; Paul VI, Lett. enc. Populorum
progressio (26 mars 1967), n. 25: loc. cit., 269-270. DC 64 (1967) col. 683.
[99] Jean-Paul II, Lett. enc. Laborem exercens (14 septembre 1981), n. 24:
loc. cit., 637-638. DC 78 (1981) p. 852.
[100] Ibid., n. 15: loc. cit., 616-618. DC 78 (1981) p. 846.
[101] Paul VI, Lett. enc. Populorum progressio (26 mars 1967), n. 27: loc.
cit., 271. DC 64 (1967) col. 684.
[102] Cf. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Libertatis
conscientia (22 mars 1987), n. 74: AAS 79 (1987), 587. DC 83 (1986) p. 405.
[103] Cf. Jean-Paul II, Interview au quotidien catholique La Croix, du 20
août 1997.
[104] Jean-Paul II, Discours à l’Académie des Sciences sociales, 27 avril
2001; Oss. Rom. fr. 19 (2001), p. 9.
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